mercredi 11 février 2015

PROPOSITION IV.

      Il a cinquante ans. Il est le garde-champêtre du bourg qui l'a vu naître.Il porte beau son costume de préposé, pantalon sombre et veste cintrée.Il a trente ans. Il revient du front. C'est un grand bonhomme efflanqué, les yeux enfoncés dans une figure hâve. Il a quatre-vingts ans et même un peu plus. Il étale sa chemise sur la table de la cuisine, il veut la repasser à la main, comme là-bas. Il tremble. Ce soir ou peut-être demain, il sera mort. Il a vingt ans, le front haut. Il part travailler à Lyon dans une usine de pneus. Il s'appelle Pierre. Il l'appelle Helena. Il l'aime à la dure, il n'a pas appris autrement. Il a trente ans, un peu moins, vingt-cinq, un peu plus. Il écrit du fond de la tranchée sur une vieille carte postale. Le crayon à papier crisse sur le papier bouilli, il n'y a plus d'encre. Il écrit son univers à chaque fois qu'il peut et il entend siffler les obus. Il a soixante-dix ans. Il pousse la porte de l'étable.Il n'a plus de képi depuis bien longtemps, depuis trop longtemps, il trouve.Il na plus son tambour. Il s'assoit sur la pierre chaude d'un soleil tardif. Il lui reste ses bêtes. Bientôt, elles ne seront plus siennes.

     Elle a vingt-cinq ans. Elle n'est plus étudiante aux Beaux Arts à Amsterdam. Elle aime ses ciels argentés, elle n'aime pas cette lumière d'août qui la rend transparente. Elle marche à pas feutrés. La fatigue. Elle a quinze ans, des parents qui l'étouffent. A Ostende, elle regarde la mer, elle n'en peut plus d'attendre. Elle rêve des ailleurs, des marins sans bérets, des digues à enfourcher. Elle rêve de courir, courir sur des plages qui l'emmènent loin très loin de sa vie sans couleurs. Elle a dix-huit ans. Elle boucle sa valise. Elle prend le train, direction Amsterdam.Elle veut tout voir, tout dévorer, tout embrasser, Van Gogh, Rembrandt et les autres.
 Elle a vingt-cinq ans, elle ne veut plus de peintres, de faux-semblants, de trompe l'oeil, de couleurs transplantées. Elle élit la nature, la vraie, l'immense, la réelle pour toile de fond. Elle élit ses teintes changeantes sur sa palette ouverte aux quatre vents. Elle a vingt -cinq ans. Elle marche. Elle ruisselle. Les gouttes translucides s'amusent sur sa peau bronzée.

     Elle a vingt ans. Paris-Beaubourg, la Seine et Il. Elle tombe dans ses bras comme une enfant perdue. Elle aime Il. Trop. Il la presse de ne plus retourner à Amsterdam. Elle a vingt ans. Elle dit oui. Elle s'en va sur la route avec lui. La route des couleurs, des odeurs chaudes et sucrées, des amours folles à s'ébattre dans la lumière. Les illusions et les désillusions.
 Elle a vingt-cinq ans, elle marche depuis longtemps sur ce chemin des Causses. Son corps longiligne dans ce paysage horizontal avance elle ne sait plus vers où. Elle ruisselle. Il ne parle pas, ne sourit plus, ne lui prend plus la main pour sauter les ruisseaux. Il ne savait pas l'effort. Il ne savait pas les chemins de pierre, les nuits fraîches et les aubes mouillées. Il ne la devine plus sous les étoffes claires. Et elle marche jusqu'au toit de lauzes de la maison en contrebas. Les Causses brûlent sous ses pieds meurtris. Sur le pas de la porte, elle le voit, impassible et fier,à ses pieds le chien de berger noir et blanc, l'oeil aussi vif que celui de son maître. Elle a vingt-cinq ans. Elle demande de l'eau au berger. Un souffle de printemps anime sa prunelle. Et elle revoit Rembandt. Elle sourit.

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