Un
contrôleur à la retraite, sexe masculin, 1mètre 65, toujours très calme comme
le précisera l’infirmière, chaussé de bottes en cuir noir et d’un costume gris
clair, le ventre légèrement arrondi, court sur jambes, fessiers détendus,
menton en galoche, s’assoit sur un siège, un journal plié à la main, il est
seul dans le bus 19 ce jeudi soir et voici qu’arrivent trois ex-lycéens de
80-83 et 90 ans yeux rivés sur le sol, sac en bandoulière, chemises sorties du
pantalon, bras ballants, lacets détachés, silencieux, cherchant du regard une
place assise vide, croisent le regard du contrôleur qui s’écrie :
« ticket, s’il vous plaît ! », déstabilisés et incrédules, comme
d’un seul homme farfouillent leur poche arrière pour trouver le ticket réclamé
mais le contrôleur retourne à la lecture de son journal, c’est alors
qu’apparaît une coquette petite fille toute de rose vêtue, aux yeux pétillants
malgré ses 95 ans, une sucette coincée dans la bouche, tournant et retournant
une mèche frisottée de ses cheveux mauves, elle pense qu’elle va retrouver sa
maman qui lui a certainement préparé un goûter, le contrôleur la regarde avec
un léger rictus et quand elle passe à côté de lui se lève d’un bond :
« ticket, s’il vous plaît ! », la petite fille sursaute apeurée
et éclate en sanglot tandis que le contrôleur s’en retourne à sa lecture, il
entend la petite fille demander au chauffeur de la faire sortir, la porte
s’ouvre sur l’élégant professeur de français qui porte un tas de copies qu’il
juge, sans les avoir lues, totalement ineptes, les jeunes d’aujourd’hui ne
sachant plus écrire, sans parler de l’orthographe des plus aléatoires depuis
les dernières quarante décennies de réformes du français, c’était autre chose
quand lui-même était élève, se souvient-il, avant la seconde guerre mondiale,
il continue donc son râle, peste contre la jeunesse et ses opinions
révolutionnaires, manque de trébucher, quand soudain il entend « ticket,
s’il vous plaît ! », intuitivement il sait que l’appel s’adresse à
lui, il sait intuitivement qu’il n’a pas de ticket lui qui d’habitude se fait
un honneur d’être en règle se demandant ce qui a bien pu se passer pour être
pris en flagrant délit, sans doute la faute à ces copies médiocres ! Il
cherche à s’enfuir, mais la porte est verrouillée, il sent ses joues rosirent,
la honte l’envahir et n’ose lever les yeux sur la foule qui, suppose-t-il,
l’accuse déjà d’être un mauvais citoyen, il vacille puis se reprend : son papa va le gronder, voire le frapper avec le
martinet, alors courage mon gars, à la guerre comme à la guerre ! Le contrôleur
dont le métier a appris à repérer les fraudeurs vient vers lui, lentement, ses
fessiers retrouvent un peu de vigueur et ses maigres jambes le portent
étonnamment avec assurance, seul son ventre flotte légèrement de gauche à
droite comme un flan hésitant à rester droit ou à s’écraser dans l’assiette,
face au professeur il répète d’une voix basse et dénonciatrice : ticket,
s’il vous plaît ! Le professeur lâche brusquement ses copies et de ses
deux mains gonflées par la mauvaise circulation sanguine attrape le cou du
contrôleur et serre serre serre ; la foule se met à hurler mais quand les
aides-soignants et l’infirmière arrivent, tout est redevenu silencieux, le
professeur a pris la place assise du contrôleur, les lycéens discutent calmement
du dernier disque des compagnons de la chanson, la petite fille en rose se balance
en endormant sa poupée invisible, le contrôleur gît parterre ses lèvres
bleutées s’accordant au mieux avec son costume gris clair et alors que l'infirmière réclame des témoignages, tous les passagers lui adressent un regard
vide, non pas qu’ils sont de mauvaise fois, ils ont simplement oublié, le directeur de cet hôpital de jour pour malades
Alzheimer procède donc à la levée du corps sans enquête, perte ou fracas.