mercredi 31 décembre 2014

Monologue avec des ombres

« … Tu as une lointaine ressemblance avec quelqu'un que j'ai connu, la voix est la même, le soleil est encore chaud, de quoi ai-je l'air ainsi vautrée sur cette chaise, moi aussi je dois n'avoir qu'une vague ressemblance avec celle que tu as connue, tu parles, je n'écoute que les modulations de ta voix, ce que tu dis se perd dans le feuillage et cette maison derrière toi, qui n'a pas changé, elle, pas un coup de peinture aux volets, tous ceux de notre époque pourraient réapparaître dans ce décor intact, ce sont eux qui seraient incongrus mais tous reconnaîtraient le décor, le même, toujours le même, cette permanence des lieux et nous là un demi-siècle plus tard, je voudrais bien saisir ce qui en toi subsiste et ce qui est radicalement différent, savoir où je t'ai laissé et qui j'étais à ce moment-là, mais le décor m'entraîne dans un autre temps auquel je ne m'attendais pas du tout, pas plus qu'à éprouver autant de plaisir à le retrouver, j'écoute ta voix, elle va avec le cadre, je vois ta mère, morte depuis des années traverser la cour et ton père qui marche dans l'appartement de Vienne, je vois sa corpulence, son visage et toi, quinze ans, porté par ta voix, je vois bien pourtant que quelque chose cloche, ce ventre rond sous ton tee-shirt, je me redresse pour cacher le mien et ces gestes lents, cette posture qui a remplacé ton impétuosité, j'essaie de rendre mon regard plus pétillant, je voudrais te dire ... tu continues de parler et je regarde autour de moi, deux plans se téléscopent, le passé derrière toi et ton corps devant moi, ta voix fait le lien, cette mobylette au loin, j'en avais une que tu m'avais vendue quand je suis partie en fac, elle était bleue, je l'ai écrasée sur l'arrière d'une voiture qui a freiné trop brusquement, et Françoise, il faut que je te demande si tu la vois encore puisque tu sembles vivre encore en ce temps-là, est-ce que tu te souviens de ma grand-mère et du sapin à côté du bassin, mais tu continues à parler de Brésil, de petit-fils ... »

lundi 29 décembre 2014

monologue avec le texte


         - «  avant de commencer la lecture, je dois vous dire que Sophie ne peut pas venir et elle s'en excuse »
         -       « qui c’est Sophie ? »
         - « la fille brune un peu timide qui vient depuis deux mois ; elle est médecin, elle a un cabinet à G. »
 le prénom, l'allure, le métier, tout correspond à Sophie, je ne l’aurais pas forcément reconnue, je ne l’ai jamais vue, juste des photos et quelques détails tirés du roman fantaisiste raconté par Damien,
peut-être
nous aurions discuté, ou échangé au moins un regard, un quelque chose m’aurait mis sur la piste, j'aurais fait le lien ? « La plupart des gens ont l'imagination obtuse »*.
et elle ?  nous serions en train de nous reconnaître, comment soutenir nos regards ?
des coups d'œil étonnés, un léger sourire gêné, un air de rien ?
 "Ce qui ne les touche pas directement, ce qui n'ébranle pas leur sensibilité à coups de burin parvient rarement à les enflammer; mais le moindre incident survient-il sous leurs yeux, à portée de leurs sentiments, et les voilà en proie à une passion démesurée"*
ce serait intéressant de savoir si j’existe pour elle, 
ou pas
elle ne sait rien, personne ne m’a évoqué auprès d’elle,
je ne connais pas ce texte de Zweig « 24 heures d’une vie d’une femme », il faudra que je le lise en entier
 « Soudain notre homme corpulent et pesant descendit les marches qui grincèrent sous son poids : son visage était méconnaissable et ses traits étaient à la fois las et courroucés. Il tenait une lettre à la main »
Damien ne lui a pas donné d’explication quand il l’a quittée, il a surgit chez elle, elle ne l’attendait pas, « on arrête tout » « Rappelez tout le monde ! lança-t-il au chef du personnel d'une voix tout juste intelligible. Rappelez tous vos gens, ce n'est plus nécessaire. Ma femme m'a quitté »
Il a dit qu’il avait craint qu’elle le quitte à nouveau, il a pris les devants, poussé par la peur d’être délaissé à nouveau, puis il a regretté
Est revenu la voir
Elle n’a rien voulu savoir
 Alors il a attendu, maigre, au bord du gouffre
Arrête de refaire l'histoire !
 « Il y avait de la tenue dans cet être frappé à mort, une contenance surhumaine face à tous ces curieux qui se pressaient autour de lui et qui, effrayés, honteux, confus, préféraient maintenant s'éloigner » écoute cette histoire…
Il garde la place, pour Sophie,
est-ce qu'il attend encore aujourd'hui ?
Un creux rempli de souvenirs qu’il raconte parfois, par mégarde, ressassant les derniers jours
Il lui ramenait des affaires, au compte goutte,  un jour un disque, une semaine après un livre, puis une écharpe, et ainsi de suite, pour la voir, provoquer l'explication, convoquer la réconciliation
Elle nouvrait pas, lui disait de laisser les choses dans la boîte aux mots perdus
Alors il lui écrivait
Elle ne répondra pas aux lettres
Six mois avant, elle était venue à l’improviste lui annoncer qu’elle partait pour un autre, sans rien ajouter
Plus tard, elle était revenue, silencieuse
concentre-toi sur la lecture, tu t’en fous de cette histoire, ce ne sont pas tes mots « (...) le bruit s'était vite répandu que Mme Henriette avait pris la fuite non pas seule mais en compagnie du jeune Français (envers qui la sympathie de la plupart d'entre nous se mit dès lors à fondre à vue d'oeil) »
Damien n'en parle plus, il la tait, il en rêve ? et dans ce rêve elle ne vieillit pas ?
Ils se parlent dans leurs monologues intérieurs ? 
 « Mais ce qui intriguait à ce point toute la maisonnée, c'était le fait que ni le fabricant ni ses filles, pas plus d'ailleurs que Mme Henriette elle-même, n'avaient rencontré ce Lovelace auparavant"
ai-je déjà lu  Zweig?
Un après-midi en ville, la tension soudaine de Damien : voir ses yeux se fixer vers un point, percevoir ce corps prêt à bondir, torturé, cloué au sol, et déjà lancé à sa recherche, déjà face à elle
 « ce qui signifiait que la conversation de deux heures la veille au soir sur la terrasse et l'heure passée ensemble à prendre le café au jardin avaient suffi à pousser une femme de trente-trois ans, réputée irréprochable, à quitter du jour au lendemain son mari et ses deux enfants et à… »
Henriette, regrette-t-elle ?
tu n’existais plus comme ami : sans toi il aurait bondi, se serait faufilé, aurait heurté les passants, l’aurait retrouvée près du bar, serrée dans ses bras, aurait tenté sa chance, encore
tu n’avais rien à faire ici, tu n'as rien dit non plus
tais-toi.




*les passages en italiques sont des extraits de "24h de la vie d'une femme, S. Zweig.

vendredi 26 décembre 2014

nous sommes à une charnière

Charnière, quel rapport avec charnier et charnier avec chair niée et pourquoi j'écris toujours ethymologie avec un h, ça sent l'alcool de mots c't'affaire, ça fait fermentation c'était quoi cette émission sur le e muet, le féminin qu'on n'entend pas, les femmes ont toujours droit au silence "oh ferme-là, tu me casses les oreilles" -Quelqu'un ! faites que cette petite fille soit un e muet, que sa mère arrête de lui crier dessus, que sa mère rentre et la couche,et se couche aussi, que le monde entier se couche, à chaque fois je m'en sens coupable de ne pas m'ingérer "tu es trop directe Chantal" -et toi pas assez mon cher, on se perd dans tes circonvolutions - et je me sens coupable de non assistance à personne en danger, j'accumule de l'observation du matériau, je fais des listes sur une pensée en 2 colonnes le positif d'un côté le reste de l'autre une longue phrase avec des dents, comme un piège à loups qui se referme sur moi dans cette salle d'attente et du temps perdu, depuis combien d'heures -je ne savais pas qu'on pouvait atteindre un tel seuil de fatigue et être encore vivant, si ça se trouve je suis morte et personne ne m'a prévenue, je suis dans l'antichambre de quelque chose, tout à l'heure lorsque je me suis assoupie je suis passée de l'autre côté, sans m'en rendre compte, allez arrête, clame toi, non, toi aussi tu es un e muet, la majorité silencieuse, celle qui n'a pas le droit d'exprimer ses sentiments, calme toi plutôt, un temps perdu de survivante, de quoi je me plains, oh mon dieu si j'avais pris ce métro, j'ai 36 ans , j'ai échappé à un attentat, je suis seule au monde, personne ne sait où je suis, je me suis glissée dans une fente du temps, j'ai 50 ans, je devrais faire partie du carnage, merci qui ? Comme je l'aime ce type avec sa casquette ridicule, de quel carnage a-t'-il réchappé, lui ? où rêve-t'-il d'aller ? comme j'aimerais bercer cette petite fille la câliner la déposer endormie dans sa poussette, rasséréner sa mère ; tous ces gens qui continuent de vivre d'aller et venir, tous ces gens qui s'embrassent sont contents de se retrouver - charnière ? que disent les saintes écritures numériques ? zut presque plus de batterie, personne à rassurer, personne à qui dire que je n'étais pas dans cette rame de métro, "nous sommes à une charnière" et moi je suis sortie de mes gonds, c'est con, "il faut que nous prenions du recul" peut-être qu'à force d'en prendre on tombe à la renverse, quand on dit ça c'est qu'on en a déjà pris "j'ai besoin de réfléchir", miroir mon beau miroir, je la rate jamais celle-là, et moi de dormir, dormir. 

jeudi 18 décembre 2014

Automne 2014, consigne 5

Pour cette cinquième consigne, il faudrait se risquer sur la pente du monologue, qui ne se développe qu'à partir de ce que sait le narrateur, sans avoir besoin de narration objective. Une voix intérieure qui s'ouvre à de libres associations, sans besoin de les justifier. 
(J'espère que vous avez bien travaillé ! j'ai hâte de lire vous productions....!)


jeudi 11 décembre 2014

Liliana et elle

Liliana

Elle a 30 ans, elle est journaliste, vit à Paris et côtoie Albert Camus et Louis Guilloux, elle aime cette vie d'intellectuelle.

A 8 ans , dans une école de Venise, elle s'oppose à une enseignante qui a puni injustement une de ses camarades : elle ne supporte pas une vérité dénaturée.

Elle a 33 ans , un premier roman écrit dans sa langue maternelle est refusé chez les éditeurs italiens, alors elle le réécrit en français : La Vestale sera publiée chez Gallimard .

Elle a 18 ans, vient de quitter son lycée à Venise pour s'inscrire à la fac de Padoue, en philosophie.

Elle a 40 ans et traduit Camus, Gracq, Breton en italien.

Le 10 mars 1950, à 43 ans , elle va au théâtre juif de la rue Guy-Patin à Paris avec Louis Guilloux, voir les marionnettes. Elle vit une histoire d'amour discrète avec lui. Elle lui écrira plus de cinq cent lettres.

A 50 ans, elle est journaliste pour la Rai et des radios françaises.

Elle a 39 ans, elle habite un appartement dans le palais situé de l'autre côté du canal qui borde la place San Zanipolo et, chaque matin elle peut fixer le terrible Colleoni sur son cheval de bronze. Entre les visites de Guilloux, elle arpente Venise, scrutant et narrant dans Carnet vénitien le temps éclaté de la vie dans sa ville tout au long d'une année.

Elle a 28 ans, elle est une jolie femme brune, élégante , raffinée et mystérieuse : la petite Angelina la fille de sa voisine lui murmure un soir qu'elle est si belle qu'elle ressemble à un ange ; Liliana se sent des ailes !

Au mois d'avril 1951, pendant une dizaine de jours, elle découvre la Bretagne avec Guilloux : ce sera Carnac, Brest, les calvaires. Elle emplit son regard des couleurs de la Bretagne, entre le gris tendre des maisons, le jaune des ajoncs et le bleu doux du ciel.

Elle a 63 ans, vit très seule, mais assure des conférences au sein d'une association oeuvrant pour le rapprochement des pays d'Afrique avec l'Europe et fait de nombreux voyages. Elle est toujours obsédée par la vérité.

Elle a 42 ans et traduit en français Les Fiancés de Manzoni avec Guilloux, elle se prénomme alors Silvana par discrétion.

Elle a 68 ans , c'est le 2 juillet 1985 : elle meurt à l'hôpital de Mestre.

A la fin de sa vie, elle découvre le Japon , la philosophie zen, la littérature, la poésie et durant sa dernière année se consacre à composer des haikus. Ce sera sa dernière activité littéraire.




Elle

Elle a 45 ans et se trouve être une habituée des halls de gare et des arrêts de bus : ce matin, c'est pour l'île d'Aix qu'elle s'évade avec sac à dos , où est arrimée sa canadienne, un couteau à huîtres dans une poche et un livre dans l'autre : il lui faut l'air de l'océan et la solitude pour quelques jours.

Elle a 24 ans, rejoint un stage de zen et on vient de lui voler son sac avec ses papiers et son argent ; c'est la troisième fois que çà lui arrive, elle se pose des questions mais ne trouve pas de réponses.

Elle a 33 ans avec plein d'enfants autour d'elle, c'est la vie qu'elle a choisie , enfin pas tout à fait quand même, des rêves continuent de la hanter qu'elle rejoint dans les livres qui la sauvent de tout.

Elle a six ans, avec son père et son frère elle construit des châteaux de sable sur une plage de l'océan. Un jour, elle partira elle aussi comme ces petits voiliers qui voguent là-bas très loin.

Elle a 18 ans , l'avenir l'angoisse, elle ne sait pas où elle va. Elle est très solitaire et regarde autour d'elle avec une inquiétude d'ombre au fond des yeux: elle n'est pas faite pour ce monde là.

Elle a 40 ans et a compris qu'on ne construit pas sa vie uniquement sur des rêves, alors elle jette le sac de matelot de son grand-père sur l'épaule, où elle a glissé le nécessaire pour quatre jours de vie et un livre de poèmes qui ne peut se lire qu'à Venise, et elle réalise le rêve , après des heures de trains avec changements, attente, angoisse, de déambuler seule dans Venise.

Elle a 55 ans, n'a prévenu personne et s'est affalée dans un train, elle ne sait pas où elle va et çà lui est égal. Elle se dit qu'elle voudrait bien retourner à Venise.

Elle est à Venise .

mardi 9 décembre 2014

La grande jeune fille au magasin. Le vieil homme dans le champ.

Elle a 7 ans toute encombrée de sa grande taille. Elle a 13 ans des yeux très bleus. Elle est timide. Calme. Un fin sourire aux lèvres elle acquiesce. De petits mouvements de tête. Le jury l’interroge sur son travail. Elle a 29 ans. Elle a 26 ans. Elle photographie les ruelles de Kyoto. L’éclosion des fleurs. Les chats nonchalants. Elle a 23 ans. Elle pleure dans le stock entre les caisses de livres. Sa voix tinte comme une clochette soulevée par le vent. Elle a 17 ans. Sa frange coupée très courte. Elle ressemble à une princesse de l’ère Edo. De fines mèches électriques cernent ses joues poudrées. Le front brille souvent. Ses mains alignent les piles avec précision. Elles ne peuvent s’en empêcher. Elle a 22 ans. Au cours de "sumi-e" elle trace des silhouettes de fruits ou de légumes. Elle a 28 ans. Ses bras ses mains tentent de se glisser entre les "shôji" en papier de riz. Cela dure longtemps. En noir et blanc. Couche par couche elle revêt des kimonos. Elle va avoir 30 ans. 
Il a 63 ans. Sa silhouette voutée forme une virgule entre les sillons de terre.  Il porte un béret noir qui penche vers son oreille. Il a 68 ans ou 73 ans ou 85 ans... Il tient sa main d’enfant quand ils se promènent tous deux à travers champs. Des chemins creux. L’odeur près des cochons. Il a 37 ans. Ses mains calleuses poussent l’aiguille dans les pièces de cuir. Il est sellier. Dans son atelier il peint les champs les arbres les fleurs. Des odeurs de térébenthine. Il a 69 ans. Il fait son portrait en robe blanche et sourire. Il coupe les branches des «chatons». Qui ressemblent à de petites pâtes très douces des coussinets. Il a 73 ans. Sur la tablette de la clinique ils jouent à la bataille. Il l’a laisse gagner ? Ou c’est l’inverse ? Il a 71 ans. Il lui répond que quand il sera mort ils ne se verront plus. Il a loué une cabane dans la montagne au dessus du lac. Il va à la pêche avec ses copains. Il a 36 ans peut-être. Il sourit sur la photo. Elle est sur ses genoux heureuse. Il est difficile de dire son âge.

samedi 29 novembre 2014

... Et surgissent deux personnages


Il a soixante ans. Il est directeur commercial d'une très grosse entreprise de sa région. Il n'a plus de cheveux depuis quelques années. Il vit seul dans sa garçonnière et rentre le week-end dans sa villa où personne ne l'attend. Il a peur de la retraite et avec raison, puisqu'il va mourir dans deux ans. Il a vingt-huit ans, un long imperméable qui lui couvre les jambes, une écharpe qui vole au vent et il chevauche une Terrot noire. C'est un jeune ouvrier ambitieux, beau comme la nuit. Il a sept ans, il court en culottes courtes dans une cour de ferme avec son frère de lait. Il a quarante ans. Il est devenu directeur des hauts-fourneaux dans lesquels il a commencé comme simple technicien. Dans sa petite ville il est l'un des premiers à avoir eu le téléphone, le frigidaire et la salle de bain. Il roule en Panhard vert pomme. Il a dix-huit ans, il est monté à Paris pour suivre des études. Il est l'unique de cette famille de six enfants qui a pu entreprendre des études. Il fait du tennis, achète des livres de poésie, va au cinéma et au café. Quand il rentre au pays, il est l'intellectuel promis à un bel avenir. Il a vingt-cinq ans, il s'est marié, a déjà une fille et un fils. Il a vingt-deux ans, prisonnier en Allemagne. Sans une jeune fille de quatorze ans, il serait mort de faim. Il a cinquante ans. Il ne dort plus. Il doit liquider l'usine, licencier, mettre en vente. L'usine était sa maison. Ses enfants l'ignorent, sa femme ne l'admire plus. Sa mère est morte cette année, il n'a plus ni frère ni soeur et les maîtresses n'ont jamais été que de passage. Il a dix-neuf ans, un magnifique costume de zouave, il fait son service militaire au Maroc quand la deuxième guerre mondiale éclate.

Ella a soixante-dix ans, n'a plus de vélo depuis que ses genoux la font souffrir mais il lui reste encore quelque chose de ses jambes de gazelle. Une élégance de port, une fierté dans le regard et son courage presque tout entier. Elle a dix ans. Sa queue de cheval rebondit à chacun de ses pas sautillants. Ses yeux pétillent. Elle rentre en sixième dans quelques semaines, c'est l'été, sa saison préférée et son amoureux s'appelle Alphonse. Alphonse lui joue des airs d'accordéon, elle porte des robes claires qui vont bien avec ses airs. Elle a quarante ans. Vient de divorcer. Ne pense qu'à eux deux qui ne vieilliront pas ensemble. Chaque couple rencontré lui arrache le coeur. Elle se sent vieille. Sa vie lui a échappé. Son mari, ses enfants, tout fout le camp. Elle a vingt ans. Elle est à l'université. Découvre le théâtre, les sorties la nuit, les virées en voiture, les fêtes et les nuits blanches. Elle est belle et a des ailes. Elle a un amant, découvre le plaisir. Elle sera journaliste, parcourra le monde. Elle est sûre de son avenir.. Aucun doute ne s'immisce en elle. Elle resplendit. Elle a cinquante ans. Les deuils l'ont abattue. Elle ne rêve plus. Elle a de plus en plus l'impression d'une longue route qui défile et elle, en bord de route qui observe. Elle a neuf mois. Elle hurle de douleurs dans son lit d'hôpital et ne mangera rien de plusieurs semaines. Tous pense qu'elle ne survivra pas. Elle en réchappe. Les cris seront pour elle toujours associés à la rage de vivre. Elle a trente ans, est mère de deux enfants, s'est jetée à corps perdu dans le monde du travail. Les désillusions commencent leur lent travail de sape. Les hommes se retournent sur son passage, pas sûr qu'elle les voie. Elle a douze ans. C'est le jour de sa communion solennelle. Les adultes lui mentent ce jour-là aussi. Elle perd la foi et sa confiance en eux. Elle a cinq ans. La famille s'agrandit d'un troisième enfant et emménage dans une grande maison. Sur la photo, elle fait la moue. Elle est maintenant « la grande » et se sent tout petite.

vendredi 28 novembre 2014

Proposition 4. 2 personnages

Le Roumieux.

Il a 59 ans. Il n’a pas de résidence. Il vit sur la Lande au gré des saisons. Il marche en boitant. Cela fait deux ans qu’il n’est plus retourné à Mendes, chercher son courrier en poste restante. Sa barbe est longue. Il porte un grand manteau.
Il a 22 ans et vient de réussir le concours de Polytechnique. Il est triste. Il sait que son père sera fier de lui quand il lui annoncera la nouvelle. Il sait que sa vie se referme sur ce concours.
Il a 30 ans. Il est en poste à Bordeaux. Depuis trois ans, il fréquente Anna rencontrée sur le banc des élites. Elle est d’origines russes, une grande fille aux cheveux châtain clair. Elle sort de la douche, nue, il croit qu’il aime son corps élancé, humide, ce corps nerveux, aux gestes un peu brusques.
Il a 43 ans. Il vient de divorcer. Anna est partie vivre à Moscou. Ils n’ont pas eu d’enfants, le sujet n’a jamais été évoqué entre eux, croit-il. Aurait-elle voulu un enfant ? Il se pose la question pour la première fois. Il est triste. Il est amoureux de son corps laiteux, des poses qu’elle prend quand elle se sait regardée. Maintenant, il se dit qu’il n’a jamais aimé cette femme. Ils se sont mis d’accord sur le prix de vente de leur appartement de Bordeaux. Pour une fois, ils ne se sont pas disputés.
Il a 66 ans. Sur la lande on l’appelle le Roumieux.
Il a 55 ans. Il vit dans une petite grange abandonnée. Les paysans le laisse l’occuper en échange de menus travaux agricoles. Il surveille les bêtes, en été, sur les pâtures. Il boit l’eau des rivières. Il parle au vent. Au Grand Glaïeul. A son passé.
Il a 72 ans. Il meurt dans une heure. Il le sait. Il n’est pas triste. Cette nuit, il regarde le ciel d’août, allongé devant la grange. Une étoile filante passe en un éclair. Il pense au petit prince. Il pense à son père.
Il a 11 ans et demi. Il rentre en 6ème. Il aime bien la petite fille un peu boulotte assise à côté de lui, au premier rang. Il écrit un poème dans sa tête. Quand il sera grand il voudrait devenir berger ou bien astronaute, ou poète. Ou les trois à la fois.

L’homme de la coursive.

Il n’a pas d’âge. Il est l’ombre de cette seconde suspendue au fil du temps.
Il y a un mois, il était là, dans la coursive, en sous-sol, debout près d’un soupirail. Il regardait au loin derrière la porte vitrée. Derrière lui, un barbecue fumait. Ca sentait bon la viande grillée.
Avant, il n’avait pas d’existence, pas de corps. Maintenant il vit ici hors du temps sur une autre scène d’où il tire un fil d’un cocon invisible. Le fil s’étire devant lui, se noue, se dénoue, se démultiplie, s’élance au-delà du soupirail, tels des fils de soi.
Il n’a pas d’âge et il le sait. Il existe entre la dernière seconde et la prochaine, l’espace d’un soupir, l’espace du rêve qui se tait au réveil.
Il pourrait avoir 51 ans, avoir des yeux perçants, avoir pour métier : clown ou faiseur de farces, il pourrait tenir une boîte en verre dans laquelle se mêleraient des couleurs, mais le rouge dominerait, ce ne serait pas une boîte de bonbons, mais de gouaches écrasées.
Il pourrait avoir 100 ans, il marcherait dans un désert, puis surgirait sur les planches d’un théâtre dans les habits de Molière.
Là il aurait une dizaine années, il serait fille. La petite demanderait à ce qu’on l’amène au-delà du mur qui enceint sa maison.
Il aurait 30 ans, et rentrerait dans un dojo vide, il se souviendrait de ce lieu d’antan, chercherait quelque objet oublié, mais ne le trouverait pas.
Il aurait encore 51 ans, et regarderait le vélo laissé en bas de l’escalier, de l’autre côté d’une porte vitrée. Il n’en serait pas étonné. Ouvrirait la porte. Porterait le vélo de marche en marche puis le sortirait dehors.
Il a encore perdu son âge et se tient à nouveau dans la coursive, derrière la porte vitrée. De ses mains jaillissent des fils blancs, des fils de soie.


jeudi 27 novembre 2014

mon personnage à casquette et son personnage à queue de cheval

A)
Il a 5 ans.  Il garde les moutons.  Sous sa tignasse, il a le front étroit des enfants qui regardent en bas. Il a 25 ans.  Il est militaire en Autriche. Il porte l’uniforme bleu jonquille des Chasseurs Alpins, la tarte qui penche sur l’oreille gauche. Il a 12 ans.  Il va parfois à l’école lorsque les travaux de la ferme lui en laissent le loisir, lorsqu’il a 2 souliers à mettre à ses pieds, lorsque la neige a été coupée à temps. Il a 47 ans.  Leur mère est morte,  une nièce est née. Il porte une casquette unie. Il ne porte plus jamais de béret. Il préfère les casquettes. Il en a toute une collection. Il a 26 ans.  Il ne retrouve pas sa maison. Il n’a plus de maison. Il rêve de transsibérien. Il a 7 ans.  Il compte les moutons. Il fabrique des trains avec 3 bouts de bois et 4 de ficelle. Il ne joue pas avec ses frères. Il va à l’école avec sa blouse noire. Il reçoit des coups de règle sur les doigts. Son regard sur ses souliers. Ses poings fermés à l’intérieur de son coeur. Il a l’âge d’aller au bal, mais il y a la guerre.  Il a 30 ans.  Il n’a pas de femme officielle.  Il a 55 ans.  Il prend des avions, des cars, des trains. Il a 58 ans.  Il est célibataire, il a une femme cubaine le temps d’un voyage. Il a 48 ans, il fait la bamboche avec la Fédération Des Amicales de Chasseurs (la F.N.A.C.). Il a 61 ans. Il est dans un village russe à parler avec les mains. L’autocar repart sans lui. Il a 60 ans.  Il revend sa ferme qui ne rapporte rien. Il s’achète une maison qui ne ressemble pas à grand chose, il habite sur la place écrasée par la stature de la statue. Il a 35 ans.  Il  vit avec sa mère. Mais pas avec son père. Ensemble ils boivent du vin. Il porte des chemises à carreaux, des marcels bleus, des bourgerons fanés. Il a peut-être un manteau. Il a 65 ans.  Il rapièce ses vêtements. Il écoute le jeu des mille francs. Il a 75 ans.  Il écoute le jeu des mille euros. Il connaît le débit de la Volga, la longueur de tous les fleuves, la hauteur de toutes les montagnes, la superficie de tous les pays. Il a 5 ans.  Il ne lave jamais sa vaisselle et mange dans la même assiette qu’il range après chaque repas sous l’évier. Il a 5 ans. Dans ses malles des centaines de carnets. Dans ses carnets des centaines de listes. Dans ses armoires, à chaque rayon, un inventaire . Sous sa casquette ses cheveux sont toujours drus. Il a 65 ans.  Il va chaque jour à la gare regarder les affiches. Il a 75 ans.  Il a 76 ans.  Il a 77 ans.  Il a 5 ans.  Une nièce lui rend visite une fois par an. Il lui sort une assiette presque propre et des noisettes. Il ne lui sert pas de vin. Il a toute la vie devant lui. Il tient ses listes à jour. Au dos des cartons de lessive AXION anti-calcaire. Au dos des paquets de Gitane. Sa gestion des stocks. Il a 77 ans. Il  lui raconte le grand père assassiné. Il a 85 ans, il ne reconnaît plus grand monde. Il a 5 ans.  Il est mort. Tout est en ordre, étiqueté et des boîtes à chaussures remplies de mystères.

B)
Elle a 38 ans. Elle aime à le préciser.  Elle a 8 ans. Elle fait sa commandante dans la cour de l’école. Elle distribue les rôles et ses camarades filent doux. Elle a  50 ans mais elle aime s’entendre dire qu’elle ne les fait pas. Elle a 20 ans. Elle a 30 ans. Elle a 40 ans. Elle fait du sport. Elle nage, elle court, elle grimpe, elle galope, elle stretche, elle pilate. Elle prend soin de son corps, de sa masse corporelle, de ses adducteurs. Elle a 14 ans. Elle est dodue et boutonneuse. Elle a 17 ans. Elle est méconnaissable. Elle porte des pantalons de cuir noir moulants et des tee-shirts imprimés panthère. Elle a 38 ans. Elle porte presque seule l’enseigne qui bat de l’aile. Elle agite les siennes encore plus fort. Elle a 19 ans. Elle a intégré une école de commerce et s'adonne au management. Elle porte des tailleurs noirs, stricts qui mettent en forme ses formes ; un accessoire jaune apporte un peu de fantaisie. Elle a 42 ans. Elle élève plus ou moins seule 2 ados adorables. Elle a 6 ans. Sa mère est morte. Elle a 16 ans. Elle a déjà déménagé 6 fois. Elle a 48 ans. Elle prend souvent le TGV, elle est sans cesse en déplacement, elle vibrillonne, elle aime se sentir importante, indispensable, mouche du coche, reine des abeilles. Elle tient sa place dans l’Organisation. Elle a 25 ans. Ses rêves sont en continuelle expansion. Elle en réalise quelques uns. Elle a 38 ans. Son mari est parti avec l’une des vendeuses. La garce. Elle a 6 ans. Elle ne pleure pas. On lui dit que sa mère est au ciel. Elle scrute. Quelques oiseaux sans noms et des insectes. Des traînées d'avion. Elle se regarde devant la glace, se met du rouge à lèvres. Elle s’habille avec les vêtements de sa mère morte.  Elle a 49 ans. Elle se dit qu’elle n’arrivera jamais à porter ses 50. Elle a 51 ans et tout le monde la trouve très épanouie ; certes elle sait qu’elle parle trop fort. Elle a 100 ans, parfois le soir, lorsqu’elle dépose les armes et quitte ses chaussures à talons.

Automne 2014 consigne 4



Nous étions réunis hier, autour d'un délicieux kouglof préparé par Ange Gabrielle ( photo prise sur le net), pour partager la quatrième proposition d'écriture de ce chantier:
- développer un personnage lié à notre lieu de départ (voir proposition 1) que l'on décrit à la manière de Claude Simon dans les Géorgiques : une forme syntaxique sujet/verbe "il a " au présent de l'indicatif suivie de son âge ( il a 50 ans....) et de courts éléments biographiques liés à l'âge , sans respecter  une chronologie pure et simple.
- développer un second personnage, avec la même contrainte syntaxique, "emprunté" au récit d'un copain.

mercredi 26 novembre 2014

EN AVANT...

Marcher pour exister, avancer, s'inoculer des doses infinitésimales de liberté, marcher pour vivre, bouffer, avancer pour ne pas tomber. Pourtant
la sonde Rosetta envoie un selfie à seize kilomètres de sa cible, la comète 67P/ Tchourioumov à 470 millions de kilomètres de la Terre.
 Le monde est-il plein de revenants qui éructent et qui crachent sur des zones de non-droits pour malades en voie d'extinction?
 Mais il y  a une forme de fierté à être toujours à Gaza, à être debout après vingt - six jours de bombardements et de destructions.
Vouloir atteindre cet endroit mystérieux abritant la pierre philosophale, la poudre sèche, l'élixir de la paix et de la méditation.
Alors que 200 000 civils au moins fuient la ville de Sinjar, dans le Nord de l'Irak.
Se vouloir pharmacien de l'âme, donner le musc à effleurer; le camphre à respirer, le saphran à humer et fuir la barbarie
Meurtres de Montigny: vers la mise en examen d'un ancien suspect.
Se réserver le droit de hurler,de gémir, de serrer dans ses bras le jasmin ou le nénuphar, de le noyer dans des larmes de soie.
Nigéria, quarante étudiants tués par Boko Haram. La Russie emprisonne les miltants de Green Peace venus protéger l'Arctique. Syrie les rebelles reculent et se radicalisent. Huis clos pour le procès de viols collectifs. Prostitution: la pénalisation divise la classe politique.
Pouvoir crier, jouir, se muter en luciole, survoler tous ces espaces de violence, s'enserrer dans la nacre et éteindre les feux.

lundi 24 novembre 2014

le lieu dans la rumeur du monde


dans l’espace les écrans que l’on allume
au carma café, l’un des 21 cyber-cafés de la ville .. tout le cablage qui passait dessous est perdu
quelques silhouettes glissent
s’instruire, raconter, plutôt que se battre .. effervescence dans les cyber-cafés
le décor s’allume
la première intifada s’est déroulée avec des armes et des pierres, la seconde est née à l’ère des nouvelles technologies
des messages sonores diffusent
c’est le dernier diamant, le plus pur, d’une œuvre taillée dans la splendeur des choses
des silhouettes déambulent
vidocq sera un film aux textures très picturales
des pieds foulent la moquette grise
dans son nouveau roman, il poursuit son voyage au pays des boutiques obscures, en suivant une héroïne qui lui ressemble
des mains feuillettent
il écrit tous phares éteints, dans les avenues sombres où sa mémoire se perd
des voix questionnent, interpellent
à ouaga, tout le monde se dit artiste
les caisses vertes circulent
tour d’horizon de l’activité musicale, littéraire, théâtrale et décryptage des tendances technologiques du moment
de petites mains puisent
dans 150 pays la torture est un art officiel
l’endroit s’est rempli de voix
une très belle boutique des horreurs, servie par une imagination fertile
il y a des cris d’enfants
une fenêtre sur la vie
des bouteilles de soda pendent aux bouts de bras adolescents
ça rassure les pères qui préfèrent voir leurs filles devant un écran qu’en train de se balader à l’université
le flux quitte le lieu
femme enceinte enceinte acoustique, vous ne trouvez que ce que vous cherchez
les caisses se sont vidées les corbeilles débordent
des humains transformés en dindes de noël
un message dit qu’il faut partir
vivre est un plaisir ? non c’est difficile même si on est à l’aise
l’endroit s’apprête à fermer clore éteindre suspendre l’activité
les meilleures proses ont une fin
stop