vendredi 31 octobre 2014

perso 5/ celle qui suit


Nous sommes à deux doigts du crépuscule, dans cet entre-deux du temps qui vient effriter la peau des êtres. Je me tiens dans ce repli des phrases qui ne se sont pas encore élevées des nasses de brume où sont amarrés les mots, qu'ils soient d'une langue ou d'une autre. Les écouteurs sur les oreilles, où enfle à pas mesurés le Magnificat d'Arvo Pärt, j'avance ou plus exactement je suis dans cette attente d'un frisson, d'un frémissement , de la précarité d'un clin d'œil . Je suis ici à attendre, espérer l'occasion de passer une frontière, non pas dans son horizontalité, mais dans sa profondeur. 
 

La piazza a conservé des reliques de flaques , permettant comme sur les tampons-buvards d'autrefois de capter des raccourcis d'images, des extraits de langage dans ce réceptacle transparent qui abreuve la lune. C'est ainsi qu'il me happe. Appareil photo au bout des doigts, penché sur une de ces îles d'eau et concentré sur ce mirage , il me donne l'impression de fabriquer lui-même une sorte d'apparition. Ce sera lui que je vais suivre ce soir. Mes pas vont s'immiscer dans les siens, mes photos vont se fondre dans son regard et je ne vais plus être que celle qui suit, en tentant de rester derrière un miroir sans tain. Une manière de l'épouser sans jamais me faire mal. Apprendre à lire par ses photos nocturnes car désormais la nuit se tricote à grandes mailles. Les réverbères prennent de l'ampleur et il/je contemple une plaque d'égout où se baigne un lumignon, puis ilje cadre les lampadaires sous plusieurs angles de vue, s'approche d'une vitrine où scintillent des parures en perles de Murano qui pendent sur des bustes sans tête, se retourne vers une enseigne qui clignote et s'éteint, embrassant de spots rouges la façade d'un restaurant. Ilje marche un peu, digresse de gauche à droite, s'immobilise puis se penche au-dessus d'un pont et déploie un délire de clichés pour tenter de happer la déferlante rouge qui inonde le canal et écoper à mains nues les brisures de la nuit.

 Ilje avance entre le clair et l'obscur, entre ce qui sombre et la brillance d'un autre monde, entre un présent de pacotille et le chemin de l'esprit. Ilje se déploie dans ses dédales intérieurs, traque la mélancolie d'un instant, photographie une forme de relief que guette l'au-delà, dérobe sans blesser un peu de chair à flétrir.

Je ne sais combien de temps j'ai vogué sur sa barque, navigué sur son dire et falsifié mon miroir. Je ne sais plus où je suis, ni même si je suis encore de ce temps. Je suis dans ce mouvement de dérive, cette apnée salutaire à la rencontre d'un moi . Le Nunc dimittis d'Arvo Pärt s'achève entre mes doigts.


Lentement nous rejoignons la piazza où je retrouve ma vie. 

 

jeudi 30 octobre 2014

perso 4 / celle qui écrit

Liliana semblait surgie d'un mirage, d'une sorte de miroitement des eaux ou du bienfaisant silence qui enveloppe les ombres. Elle n'était qu'une silhouette dessinant des arabesques dans une sorte d'errance. Vénitienne parmi ces vénitiens qui se réapproprient leur ville quand leur est rendue la cité qui les irradie. Les touristes étaient enfin partis, c'était le début de l'hiver, un léger brouillard flottait entre les murs rapprochés des maisons et au-dessus des canaux. La statue équestre de Bartolomeo Colleoni, le Condottiere érigé par Verocchio qui porte son regard haut bien au-delà des ombres qui hantent encore ce campo, ruisselait après la lourde pluie de la nuit. Liliana marchait, arpentait sa ville cherchant à rompre l'indifférence qui ronge secrètement les plus belles villes du monde. Elle était littéralement dans ce dedans où tous les sens sont sollicités pour pouvoir jouir de l'amour qu'elle portait à Venise. Elle avait une façon bien à elle de regarder, de ressentir et d'écouter jusqu'aux nuances de silences les plus infimes.
Une fois la porte de la maison refermée derrière elle, Liliana se laissait happer par un chemin, une veine qu'elle creusait, chaque jour différente, et où elle scrutait ces visages qu' elle pourrait jurer avoir déjà vus la veille ou un an en arrière. Elle avait un impétueux désir de voir plutôt que de connaître. Ce qu'elle nommait chemin, c'était aussi hésitation et nudité voilée d'une évidence. Et l'instant qui commençait alors devenait récif que tout pouvait faire bouger.
Dans son élan, elle se laissa emporter ce matin là par les bruits qui, par leurs désirs d'effraction, nettoyaient la lumière privée d'elle-même : le frottement vif du balai du balayeur des rues, le gémissement des courroies du rémouleur calle del Paradiso, les grouillements de voix et de pas, le rabotement des planches d'un menuisier dans une cour, le clapotis de l'eau, le grincement d'un volet, les appels d'un vendeur. Elle appelait cela les mélodies de Monteverdi . Elle aimait bien certains jours, assise près de sa fenêtre grande ouverte, écouter les bruits de sa rue sans regarder, juste en imaginant les passants : elle reconnaissait ainsi l'homme pressé, la voix de l'ivrogne, celles de deux amoureux, le sautillement de l'enfant et le pas fatigué de l'homme qui rentre du travail. Les mélodies d'une vie que chacun produit ou écoute, un mouvement parmi les autres. Puis elle se mit à écouter le bruit de son propre pas un peu ouaté dans la calle déserte. Un pas en harmonie avec ces rais de soleil qui commençaient à déchirer la brume par petites touches , caressant le pavé avec délicatesse. Elle allait ainsi d'un seuil à l'autre, d'une ombre à une autre, dans une errance emplie d'idées à demi pensées, de mots fissurés pour dissimuler la fragilité de ses visions. Sans en gommer ses balafres ou ses ambiguïtés, Liliana portait un tel amour à sa ville natale qu'elle y poursuivait une méditation continue, en s'abreuvant aux visages entrevus, aux miroirs d'eau libérant un cri de couleurs solaires , harmonisant le rythme de ses pas au rythme de ses songes.

mercredi 29 octobre 2014

5 personnages, le dernier est le JE

Comme lorsqu'on pénètre dans une église, l'Homme à la casquette écossaise se découvre. il a gardé ce geste du fond de sa mémoire. L'Homme, donc,époussette son couvre-chef des gouttes de pluie qui s'y sont déposées sans l'infiltrer, l'Homme aime les casquettes écossaises en vrai tweed. Il la fourre dans sa poche. La main droite en visière, pour se protéger des lumières trop crues des néons, il regarde les affiches qui promettent des ailleurs meilleurs en des séjours enchanteurs : là un train avançant sur le flanc d'une montagne couronnée de neige éternelle bleutée ; là un autre surplombant la mer azurément paradisiaque -mais civilisée- tortillant le long d'une corniche célèbre d'où s'élancent des anges. C'est là qu'il veut aller. C'est là qu'il vient chaque jour regarder les affiches qui ne changent jamais. L'Homme vient là chaque jour,quelque soit le temps. L'Homme homme aime les routines, les trains et les gares.

AILE est descendue du wagon, son vélo à la main. Elle devra attendre d'être dans la rue pour l'enfourcher : dans l'enceinte de la gare, c'est interdit, comme les cigarettes. Danger. Sécurité. Bien-être de tous et de chacun. AILE se dirige vers la sortie d'un pas d'antilope, presque en volant. Elle a laissé son amoureux à la maison et le souvenir de lui court encore partout sur elle et en elle. AILE a laissé son cœur à la maison, il lui reste ses mains qui tiennent fermement le guidon, ses jambes de gazelle, son sens de l'orientation et son courage. Elle doit y arrimer les autres morceaux de vie, ceux qui vous obligent à sortir du lit pour sauter dans un train enfourcher un vélo monter dans un ascenseur parcourir des couloirs insérer des cartes dans des machines appuyer sur des boutons. Son nez ses yeux ses oreilles fonctionnent, mais n'enregistrent rien, son corps est rempli du sentiment qui donne des ailes.

ELLE a passé la nuit dehors, il faisait bon, les bruits de la nuit lui servaient de drap léger. Une fois de plus ELLE ne prendra pas le train, ELLE ne regardera pas les tableaux de départ. ELLE se rendra au bar du TRAIN TRAIN QUOTIDIEN et commandera un thé au citron si bon. ELLE regardera passer les gens, comment ils arrivent dans son champ de vision ; ELLE  notera leur tenue, leur air, en reconnaîtra certains, et continuera leur histoire sans eux, s'imaginant d'où ils viennent et où ils vont. Elle oubliera un peu sa vie à ELLE, cette vie perdue dans cette salle des pas perdus ; ELLE avance, un peu sonnée, aperçoit près du comptoir le gars de l'autre jour. ELLE fait demi-tour. ELLE va plutôt aller boire un thé au lait dans le Bar-Mitsva. ELLE n'a pas le courage de l'affronter ; c'est trop tôt, ELLE a trop eu dormi.

IL court, IL vole, IL est parti trop tard de son dernier rendez-vous. IL s'en veut mais c'est trop tard, ce sentiment enrageant qu'on ne peut jamais remonter le temps. IL bouscule les nonchalants. La voix a déjà annoncé le quai. IL fait défiler la chaîne des catastrophes qui adviendraient s'IL ratait ce train. IL est presque devant les tableaux de départ, vérifier quand même. C'est alors que des CRS surgissent et lui demandent ses papiers. IL est au bord de la crise de nerfs. pourtant IL a l'habitude, mais là, non, ce n'est vraiment pas le jour ; le destin ne peut tout simplement pas lui faire ce coup-là. IL tente de forcer le barrage, en rêve, dans un geste qui tiendrait davantage du désespoir que d'une réelle envie. IL fouille dans ses poches et tente de mettre la main sur son portefeuille. La voix prononce alors la sentence : par suite d'incident sur les voies le train 6954 à destination de XXX, est annoncé avec un retard de 15 minutes.

JE vais prendre un train choisi au hasard et aller au bout de sa course. JE suis assise dans la salle d'attente, sur un fauteuil rembourré comme on en fera plus. J'attends. J'ai une toute petite valise, JE ne serai pas partie très longtemps. JE choisirai un bon compartiment et m'installerai près de la fenêtre. A l'heure du repas, une dame sortira de son sac à carreaux des oeufs durs et m'en offrira un, des figues aussi, une boisson chaude de son thermos. Nous évoquerons le temps qu'il fait et celui qu'il pourrait faire, elle me dira qu'elle va rendre visite à sa fille et garder son petit-fils pendant les vacances. JE sors un livre de mon sac mais JE me rends compte que JE n'ai pas pris la bonne taille. Si JE le commence maintenant, JE n'aurai plus rien pour ce soir et me coucher sans un livre n'est pas envisageable. JE le range, J'attends, JE dévisage mes voisins. En ce qui concerne certains d'entre eux, J'espère qu'ils ne seront pas du voyage, ou tout au moins qu'ils ne viendront pas dans ma voiture. L'aventure, OUI, les emmerdes, NON.

 

Col de Vesc Drôme

Le col


Champs de lavande



Je ne résiste pas à vous faire partager ce moment de bonheur automnal. Pas un souffle d'air, aucune voiture, le silence partout et la lumière.
Bises à toutes et à tous

perso 3/ celui qui lit

Il referme la porte de la librairie française calle Barbaria delle Tole et gagne lentement la place devant l'église San Zanipolo . Il réajuste son petit sac à dos sur l'épaule , consulte rapidement sa montre - il a encore un peu de temps avant de déjeuner - , flâne un peu en regardant les vitrines : un magasin de sacs (ce qui est rare dans ce quartier), une pâtisserie dont on lui a vanté les gâteaux, des restaurants dont les garçons commencent à dresser les tables sur la place, et de l'autre côté l'entrée de l'hôpital ainsi que l'église qu'il a déjà visitée et dont lui reste le souvenir d'un espace très vaste avec très peu de chaises en rapport à la proportion du bâtiment. Pour les tableaux exposés il ne sait plus ; il sait juste qu'il avait bien aimé ce bâtiment en brique rose . Il jette un regard rapide à la statue équestre autour de laquelle des fillettes jouent en tentant d'attraper des pigeons puis se dirige vers le bord du canal, contemple le reflet de l'arc concave du pont, descend une des marches qui s'enfoncent dans l'eau et s'assoit. Il reste un long moment immobile plongé dans le regard porté sur les ondulations colorées de l'eau, cette sorte de réalité désencagée qui va s'écrivant, se déplie, insiste, puis se trouble lors du passage d'une barque ou d'un canot à moteur. Levant la tête et portant sa vue à l'autre bout de lui, à l'extrême bord du visible, il aperçoit tout au fond de l'intervalle creusé par le rio dei Mendicanti qui débouche sur la lagune, l'île San Michele où Venise s'enténèbre . Dans les pensées qui l'assiègent il se murmure qu'il a beaucoup de chance de pouvoir se nourrir à tant de merveilles. Il flotte alors dans son œil le reflet d'un bonheur qu'il a su saisir, une forme de feu immergé en éclats. Il feuillette le livre de Liliana Magrini qu'il vient d'acheter , découvre la dédicace à ma mère puis lit les premières lignes :
Les touristes sont décidément partis. Pas un, sur le Campo SS. Zanipolo où depuis des mois, et hier encore, ils se déployaient par troupeaux, paissant la décoration en trompe-l'oeil de l'hôpital.
Il referme ce Carnet vénitien , scrute à nouveau la surface du canal où se reflètent des pans de murs colorés et un ciel qui n'en finit pas de se noyer. Puis il sort de son sac carnet et stylo et paisiblement trace ces premières lignes : naviguer encore et encore, entre les langues et les eaux, lestées de peintures éphémères. tisser sous les soupirs une étoffe de songes, où se brode au fil sang le cordon qui relie à la mère. ce qui niche dans le silence, au seuil des mots, et qui étreint comme une crue.
A peine ces mots posés, la cavalcade des cloches de l'église prend son envol. Il sourit, revient dans cette sorte de réalité du quotidien, se relève , et une fois le ponte Cavallo franchi, se dilue dans Venise.


mardi 28 octobre 2014

perso 2/ celui qui va travailler

Il descend du vaporetto provenant de la gare de Santa Lucia peu après 9h . Vêtu d'un costume clair mais strict, se tenant très droit et le regard porté loin devant, il fend la foule de touristes, agrémentant sa traversée de quelques permesso afin qu'on lui laisse libre le passage. Une petite serviette de cuir noir pend au bout de sa main gauche et de la droite il tient le quotidien Il Gazzettino acheté à la gare. Il traverse la Piazzetta le long du Palais des Doges en doublant la file d'attente déjà formée des touristes attendant patiemment de pouvoir entrer dans la basilique. Il n'a pas un regard pour les merveilles qui se déclinent sur cette façade, il contourne l'église sur sa droite et s'engouffre dans une calle où très vite il entre dans un bar , salue le patron , boit un café où il trempe une brioche tout en feuilletant les pages de son journal. D'une élégance d'un autre âge, il a cet air digne et ample qui laisse la lumière, qui à Venise est reine, se glisser dans la lenteur étudiée de ses gestes : on se croirait dans un tableau de Vermeer. Si on observe mieux, il feint la lecture des informations car son regard se pose sur le grand miroir derrière le bar où se reflètent les clients assis derrière lui. Il scrute plus précisément une femme seule buvant elle aussi un café, triturant un téléphone portable en semblant hésiter à composer un numéro ou espérant peut-être une sonnerie libératrice. S'il était dans un film ou un roman, il pourrait s'approcher de la table sous un fallacieux prétexte et engager une conversation. Mais son café est bu et il est l'heure pour lui de se rendre au travail. Il pose les euros nécessaires sur le comptoir, replie le journal, salue le patron d'un joyeux Ciao Pasquale  et sort dans la ruelle sans un regard vers la jeune femme . A quelques mètres de là , il ouvre la porte qui conduit au musée diocésain d'art sacré de Venise surplombant le cloître Sant'Apollonia où il restera la journée en embuscade derrière la fenêtre, à espérer la venue de la femme du café. Donnant l'illusion de contempler la statue sans tête avec enfant sur les genoux située sous une des galeries du cloître, il imaginera plusieurs scénarios de rencontres ….




lundi 27 octobre 2014

perso 1/ celle qui attend

Dans la rue, il est presque huit heures . Enfin la rue n'est pas vraiment le terme adapté, ici on appelle calle cet espace étroit bordé de maisons d'où rien ne filtre de ces vies bien cachées. Elle surgit d'un coin sombre, et sombre elle l'est aussi dans sa tenue de vieille vénitienne. Parvenue au pied d'un pont qui enjambe un rio, elle se fige dans l'attente du premier passant qui avance derrière elle. Elle glisse son bras sous le sien en tâtonnant un peu, puis, sans qu'il soit possible à l'homme de refuser, elle lui murmure qu'elle ne voit plus grand-chose et qu'elle a peur de monter sur le pont toute seule. A 86 ans elle est encore alerte mais sa vue faiblissant elle n'est plus aussi sûre de son pas qu'avant. L'homme ainsi agrippé ralentit son allure, l'aide à franchir cet obstacle et pousse le zèle jusqu'à l'aider à passer le second pont éloigné de quelques dizaines de mètres seulement. Toujours sans le regarder, la vieille femme le remercie avec volubilité, lui baise la main et susurre «  Lei è un angelo, un angelo ». Sans s'être vraiment vus, ils se séparent et poursuivent leur trajet d'obscurité . Cette vieille vénitienne aurait pu sans doute se faufiler dans la trilogie de Kieslovski à l'image de sa consœur polonaise éprouvant une certaine difficulté à insérer une bouteille dans le container à verre qu'on retrouve à trois reprises dans Bleu, Blanc et Rouge. Une manière simple d'insister, de dire qu'il y a quelque chose à lire dans ces petits gestes du quotidien, à déchiffrer une philosophie de la vie et décrypter les signes qui se murmurent ainsi. Un pas à faire, il n'y a parfois qu'un pas à faire pour qu'un sourire naisse sur un visage.



mercredi 22 octobre 2014

Un seul lieu - 5 personnages

 
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Dans le silence matinal, le bruit métallique de l'eau qui coule dans un broc.
Petite, plutôt ronde, noire des pieds à la tête, le chignon serré au creux du cou, elle se tient de profil près de la source. Elle porte une lourde seille au bout du bras droit et une brassée de légumes à fanes sur l'autre bras. Vue de la fenêtre, c'est sa silhouette qui émerge du brouillard matinal.
Une silhouette ratatinée par des générations de privations et de longues années de labeur.


Lui, est assis lourdement sur le seuil. Les pieds écartés, il est ancré dans le sol. D'un mouvement régulier de va et vient de sa main sur la pierre usée, provient un frottement bien connu : il aiguise son couteau avant d'entamer son pain. Son visage est caché par le feutre gras de crasse, seule émerge la grosse moustache blanche. Le bâton pour ses bêtes gît sur le sol. Il arrive des champs, c'est la première pause de la journée. Poussé par le pouce, le couteau coupe un morceau de pain et le porte à sa bouche.



La fillette est maintenant levée, le brouillard a disparu et un chaud soleil automnal s'apprête à s'installer au-dessus des platanes devant la maison. On attend fébrilement les vendanges. C'est pour dimanche et déjà tout dans l'air l'indique : les guêpes qui bourdonnent sur les lourdes grappes, les paniers sortis de la cave, les grands tréteaux dans la cour. Elle a cessé d'observer le temps qui passe, sa principale activité pendant tout l'été, pour se laisser porter par son écoulement, contaminée par l'excitation qui s'empare progressivement de toute la maisonnée.


Loin dans les champs, Angèle la voisine garde ses dindes, un grand troupeau glougloutant,
dindons bruyants aux caroncules rouge-vif tombant sous la gorge et le bec, dindes grattant la terre. De sa longue trique, elle les regroupe et quand elle juge qu'ils sont suffisamment loin de tout champ interdit, elle pose son gros derrière sur une pierre et reprend son tricot : écharpe, chaussette à la couleur indéfinissable d'avoir été si souvent tricotée, détricotée, retricotée.


Je revois souvent ces scènes vécues si intensément chaque automne. Cette maison, ce jardin, ces champs vallonnés environnants. Je contemple ce tableau disponible en tout temps, tout lieu. Comme un film très lent, mon Bela Tarr personnel, les scènes se déroulent au ralenti, quasiment figées. La même petite fille, le nez collé à la vitre ou accroupie dans l'herbe reste là à observer, attendre, avec la certitude, que c'est en ce lieu et nulle part ailleurs que -s'il se passe quelque chose- l'évènement se produira.

samedi 18 octobre 2014

Consigne 1 - Un même lieu, quatre temps.

     Le matin est là. Pâle et fragile dans ses couleurs et ses odeurs. Le soleil incertain, saugrenu dans le ciel de mars étonne les sillons alourdis du sommeil de l'hiver. Le champ qui s'offre à moi dans sa nudité primitive s'étend jusque là où la forêt lui fait barrage. Des grappes de rosée vrillent la terre qui petit à petit se craquelle, éclate et roule en une infinité de billes brunes qui vont mourir au creux des cicatrices veinées de brun.

     Le temps s'est dégagé. Il est presque seize heures. Un soleil de plomb assassine tout ce qui vit, bouge ou se faufile. La chappe lourde lève une brume translucide sur le champ de blé tondu de frais. Quelques épis ont échappé à la mécanique humaine et espèrent une seconde vie. Mais la chaleur écrasante interrompt vite leur velléité de renaissance. Le terrain est jonché de leurs cadavres jaune sale posés arithmétiquement sur la terre triste et grise de poussière.

     Il a plu hier. Les flaques sales remplissent les ornières des chemins. La terre frissonne des premiers froids de septembre. Les derniers vers de terre percent les sillons et leurs corps oisifs revêtent la couleur sombre des grains de terre qui leur collent à la peau. L'abaissement de la température imprègne le champ de rigueur et d'autorité. Une nuée de corbeaux craillante s'abat et vient l'isoler du monde. L'heure est à la mélancolie et à l'introspection.

     La tempête de neige n'a pas failli. Elle immacule de sa blancheur ronces et taillis, toutes surfaces planes et escarpées. Et le champ qui d'habitude est est un espace aux frontières bien délimitées est devenu espace ouvert, un open space dit- on. Il a perdu son identité véritable et n'est que le repaire d'empreintes sans génétique particulière. Les oiseaux fantaisistes interdisent toute reconnaissance sur n'importe quel fichier et lui confèrent une poésie aérienne et fragile faite de signes improbables.

vendredi 17 octobre 2014

Automne 2014, consigne 2

  • pour cette deuxième consigne on garde l’idée de paragraphes monoblocs, un texte fractionné : cinq personnages  et, pour chaque personnage qui arrive ici dans le lieu défini dans la première proposition, savoir d’où il vient et comment il vient.
    5 paragraphes condensés disant chacun un peu du personnage, suggérant le reste ou l’abandonnant à la nuit, plutôt qu’un long développement sur deux personnages – on a le temps d’arriver aux histoires, aux situations.
     
     
  • dans les 5 personnages, et pas plus long ni plus développé que les autres le dernier parle au je et au présent de l’indicatif (vous pouvez être ce narrateur, c’est aussi bien le narrateur qui dit je).
 

Il y a... cinq personnages


Il y a Lulu. Elle vient de migrer en ce bord de mer, pour 4 mois. Lulu va fêter ses 83 ans le 13 juillet, elle est contente à l’idée qu’il y aura des feux d’artifice au-dessus du bourg, des feux se répondant d’une cité à l’autre, de phare à phare à quelques minutes d’intervalle, les feux de la fête nationale qu’elle dit, en riant, n’être que pour elle. Dans le village de vacances, il y a les « pour » et les « contre » Lulu. Les premiers s’amusent de sa curiosité envers chacun, tolèrent sa mauvaise humeur, son râle continuel contre le gouvernement, contre les grévistes, contre les jeunes, contre les fonctionnaires, contre les aéroports français, son parti-pris pour les américains, pour les libéraux, pour les aéroports anglo-saxons. Les seconds estiment qu’elle « fait des histoires », trop d’histoires, et ne supportent pas les ragots qu’elle colporte ou déclenche. Lulu pèse plus lourd que son poids, ses jambes sont couvertes de varices, chaque année, ses lunettes s’épaississent un peu plus. Mais tous les matins, elle descend la colline à pied pour aller se baigner, faire le marché et, au retour, s’arrête au bar avant de grimper la côte qui la ramène à son cabanon.

Il y a Madame C. 92 ans. Cela fait plus de cinquante ans qu’elle s’installe chaque été au village. Son bungalow lui ressemble, arrangé, fleuri, lumineux. Elle a fait partie des premières familles aventurières, qui ont construit les 98 bungalows à coup de débroussailleuse, de pelleteuse, de bétonnière, d’entraide. Elle aime rappeler ces années de labeur quand le groupe a acheté la pinède sauvage, et campait sans aucune commodité, afin d’en faire un quartier collectif et solidaire bien avant la mode des communautés. Madame C. a maintenant quelques absences, quand on lui parle elle s’évade parfois dans un pays d’outre-temps auquel nous n’avons pas accès. Elle en revient joyeuse. Madame C écoute beaucoup, ses mots sont rares, rassurants. Sa foi en Dieu semble inébranlable. Les décès de ses deux enfants, de son époux, n’ont pas eu raison de son espérance. Elle sait quelque chose qui ne nous concerne pas.  Nous l’observons, lui parlons, l’écoutons, perplexes.

Il y a le gardien qui part chercher le pain chaque matin à 6h. Il n’est pas officiellement gardien du village, c’est son épouse qui l’est et qui attend ses 65 ans pour prendre sa retraite. Lui, il ne travaille plus depuis quelques années, alors il la seconde. Bonhomme, son allure placide et son humeur égale en font l’allié de tous, parfois contre son épouse plus revêche, qui tient les rênes de la discipline collective, rappelle à l’ordre les fauteurs de troubles, chaque jour avec son micro qui grésille elle lance un appel au  respect des heures de silence, elle vérifie aussi le bon paiement des locations, l’entretien des cabanons au moment des départs. Son hobby à lui c’est d’abord le pain. Il prend les commandes la veille, puis va chercher les sacs de baguettes chaudes, les croissants odorants, les petits pains d’où s’échappe un filet de crème au chocolat. Il les distribue sur les tables des terrasses des levés tard (les autres sont déjà venus à la loge récupérer leurs biens). Ensuite, il s’occupe des bouteilles de gaz qu’il remplace dans les cabanes, à la demande. Enfin, en hiver, il mène les travaux du camp, du désherbage à l’élagage des branches affaiblies par le mistral, du rafistolage des toitures aux coups de pinceaux pour rafraîchir les murs desséchés et usés par le temps.

Il y a une mère de famille qui revient dans le village, ce week-end de l’Ascension, pour une fête familiale organisée par ses enfants. Cela fait plus de trente ans qu’elle n’est plus venue. Elle descend de la voiture, regarde le bungalow, le juge immédiatement trop petit, vieillot, et puis les cabanes sont trop serrées, cependant il faut bien reconnaître que la terrasse est fraîche, à l’abri du vent et des regards. Le poids de ses 70 ans ne pèse pas sur son squelette, ou si peu, mais il accable sa vision du monde, ici ou ailleurs tout est vieux, dégradé, triste. Ce qu’elle ne dit pas, ou ne sait pas, c’est que sa perception des lieux en dit beaucoup de son désamour pour elle-même qui n’a fait que croître au fil du temps, usé par l’indifférence de son mari, aggravé par le départ de ses enfants.

Il y a la nuit qui n’en finit pas, des grains de sable semblent bloquer l’horloge. Je me suis réveillée souvent depuis la veille au soir. Il est 3 h. Mon rêve revient chaque fois que je m’assoupis : je me retrouve dans le cabanon avec un vélo, puis je descends dans le sous-sol, constate la présence de deux frigos, puis je sursaute quand je vois l’homme qui me sourit derrière la porte-vitrée conduisant dans une coursive souterraine. Maintenant réveillée, j’hésite, que faire ? Je cherche la lampe. Dehors, la terrasse est prisonnière des ténèbres. Je vais marcher dans le village abandonné de tous, vidé par l’automne. Et si ce cabanon existait ? Si ce que je considère comme un rêve n’était que le retour d’un vieux souvenir que je ne cesse de fuir ? Mais pourquoi ? Dans le rêve, je ne me vois pas, je me sens, mais je ne sais pas quel âge j’y habite. L'homme, me connaît-il ? En tout cas il ne semble pas dangereux, ni mauvais. Et vit-il dans une autre réalité en ce moment, hors du rêve ? Et si je ne me posais pas les bonnes questions ? Je me focalise en effet sur la vision de cet homme, des frigos, de la coursive, mais l’important est peut-être ailleurs, vers les marches de l’escalier, le vélo, les affaires rangées mais mises en tas ? S'agirait-il de déplacer le regard ailleurs ? 






lundi 13 octobre 2014

Petite leçon de vocabulaire

Le saviez-vous ?


l'aigle glapit, trompette.
L'alouette grisolle, tire-lire, turlutte.
La bécasse croûle.
La buse piaule.
Le butor butit.
La caille carcaille, courcaille, margotte.
le canard cancane, canquette, nasille.
La chouette chuinte, hioque, hole, hue, (h)ulule.
La cigogne craquette, glottore.
La colombe roucoule. 
Le coq chante, coqueline, coquerique
Le coq de bruyère dodeldire.
Le corbeau  coraille, croaille, coasse, graille.
La corneille babille, corbine, craille, criaille, graille.
Le coucou coucoue, coucoule.
Le cygne drense, drensite, siffle, trompette.
Le dindon glouglotte, glougloutte.
L'épervier glapit, piale, tiraille.
L'étourneau pisotte.
Le faisan criaille, glapit, piaille.
Le faucon huit, réclame.
La fauvette et la mésange zinzinulent.
 Le geai cageole, cajacte, cajole, cocarde, frigulote, fringote, gajole.
La gélinotte glousse.
Le goéland pleure, raille.
La grue craque, glapit, trompette.
Le hibou bouboule, bubule, hue, (h)ulule, miaule, tutube.
L'hirondelle gazouille.
La huppe pupule, pupute.
Le jars cagnarde, jargonne.
Le manchot braie.
Le merle appelle, babille, flûte, siffle.
Le milan huit.
Le moineau chuchete, chuchote, pépie.
L'oedicnème crie.
L'oie cacarde, crialle, siffle.
Le paon braille, criaille.
La perdrix brourit, cacabe, glousse, pirouite, rappelle.
Le perroquet cause, jase, parle, piaille, siffle.
La perruche jacasse, siffle.
Le pic jacasse, pleupleute.
La pie agasse, bavarde, jacasse, jase.
Le pigeon caracoule, jabotte, roucoule.
Le pinson fringote, ramage, siffle.
La pintade criaille.
La poule caquette, cocaille, coclore, codeque, coucasse, crettelle, glousse.
Le poussin piaille, piaule.
Le rossignol chante, gringote, quirille, trille.
La sarcelle truffle.
Le serin ramage, trille.
La tourterelle gémit.


 



Pour en savoir plus et même pour écouter tous ces chants, rendez-vous sur le site : environnement.ecole.free.fr/cris-chants-htm

samedi 11 octobre 2014

Automne sans date

Le vent s'engouffre entre les arches monumentales la nuit a été fraîche on sent encore l'humidité dans l'haleine embuée des gens qui se pressent vers leur destination. Les annonces dans les haut-parleurs se perdent parfois dans le halètement des locomotives. ça grince, ça cliquète, ça chuinte du côté des quais, tandis que ça tinte et parle et crisse et claque du côté des salles des pas perdus et des bars, dans les odeurs de viennoiseries, d'espresso, d'orange pressée et d'eau de Javel.

On sait à l'allure de ceux qui arrivent qu'il pleut. entre 2 quais le ciel gris et anonyme laisse couler ses larmes comme si c'était plus fort que lui.La foule est moins dense, à peine moins pressée.Les odeurs de viennoiseries ont laissé la place au fromage fondu ou brûlé sur les grilles des pizzas et autres décongelés. ça sent la nourriture inhumaine, la quiche des mauvais jours, ce qu'il faut pour s'emplir l'estomac et passer le reste du voyage avec l'estomac retourné.


ça sent le chien mouillé bien que la pluie ait cessée.sonneries de portables.CRS qui patrouillent par grappes, bien serrés dans leur gilet pare-balles bleu foncé, le torse en mousse compensée, marche raide et robots à bottes noires.l'accalmie avant le rush de 17 heures.tension palpable : une radio a annoncé un attentat, dans une capitale européenne faisant des dizaines de victimes. le mot vigie-pirate est réactivé, de couleur rouge foncé. les forces de l'ordre contrôlent. ça sent la bière et la peur étoilée.

un croissant de lune se glisse entre 2 verrières.le monde est toujours en état de marche, brinquebalant, gris, fatigué. Les trains dorment plus qu'ils ne partent.les locataires ont regagné leur carton.des échos plus que des sons francs. des couples regagnent leur tanière de banlieue après une soirée dans la ville mère.des solitaires arrivent pour tenir leur rôle dans la nuit,traçant leur itinéraire au plus droit.les CRS ont été renouvelés. ça sent la nuit et la solitude : l'imminence de quelque chose.



4 états du lieu


l’espace semble encore endormi, les écrans s’éveillent en poussant leur petit cri informatique, les corbeilles béantes attendent, une, deux, trois, quelques silhouettes déjà lasses glissent sur le sol gris, elles poussent avec lenteur des colonnes de caisses vertes montées sur roulettes

le décor s’allume, les messages sonores diffusent, des pieds silencieux foulent la moquette, des mains feuillettent, des voix questionnent interpellent, les caisses vertes tournent dans le labyrinthe, des mains puisent dedans pour en extraire des choses, ces choses s’appellent des livres 

l’endroit est rempli de voix, de mots, de questions, il y a des cris d’enfants ; d’autres fois il y a des sandwichs qui répandent leurs petites miettes sur la couverture des livres, ou des canettes de soda qui pendent au bout de bras adolescents en rêvant d’aller se poser sur une table

le lieu reprend sa respiration, le flux le quitte, pas à pas, les aller les retours, des ombres encore, lecteurs du soir, les caisses se sont vidées, les corbeilles débordent, un message dit qu’il faut partir, rejoindre la sortie, l’endroit va fermer, clore, s’arrêter, éteindre, suspendre l’activité .. STOP

jeudi 9 octobre 2014

un lieu, plusieurs fois

1/
C'est d'abord en noir et blanc que la ville m'est apparue pour la première fois, sur un carré dentelé où trois personnes prenaient la pose. Derrière eux s'élevait une grande église claire. D'autres silhouettes se fondaient dans l'arrière-plan et quelques pigeons guettaient à leurs pieds leur manne quotidienne . Le temps semblait ensoleillé mais ce n'était sans doute pas l'été à la vue des vêtements portés. La façade de l'église était largement tronquée et des portails il ne restait que quelques colonnettes , sans doute celles du porche principal où plus tard se révélerait à mes yeux la mosaïque d'un Jugement dernier encadrée de voussures sculptées aux motifs innombrables. Le quadrige de chevaux de bronze n'était pas non plus sur la photo et rien, ni ors ni dorures ni chapiteaux corinthiens, n'était perceptible. En réalité seule m'intéressait cette silhouette jeune – elle ne devait guère avoir plus de vingt ans – encadrée d'un couple qui n'était pas ses parents. Elle était lumineuse, la guerre était finie, et elle découvrait ce lieu mythique sans imaginer qu'elle ne reviendrait jamais en Italie.


2/
Ce sont les odeurs de cuir, qui sortent en flots des magasins où se vendent des sacs et leurs accessoires, et se répercutent dans ces ruelles étroites , qui me saisissent en premier . Le cuir d'abord puis à mesure que l'on se rapproche de la place Saint-Marc, les relents de nourriture , sauces ou viandes rôties, qui s'échappent des nombreuses trattorie où je finirai bien par échouer à un moment ou à un autre. Je marche sachant pertinemment où mes pas se dirigent, sans avoir la nécessité de consulter le plan. Il suffit de suivre la déferlante de touristes qui va vers la place Saint-Marc. De la même manière que lorsque je suis à Paris, il me faut entrer à Notre-Dame, parfois juste pour en faire le tour en quelques minutes, il en sera de même désormais pour la basilique Saint-Marc où je patiente dans la file d'attente . A peine les valises déposées dans l'appartement loué, que me voilà à emprunter tout naturellement les calli qui conduisent à la basilique, escortée de la houle exténuante des touristes. J'entre et suis prise par l'émotion lorsque mes pas foulent le pavage en mosaïque qui ondule.

3/
Il m'a fallu plusieurs passages dans cette cité pour en goûter toute la subtilité et la délicatesse. Il a fallu oublier les circuits touristiques, le plan et les panneaux jaunes per San Marco , per Rialto, per ferrovia, per Accademia, pour enfin tenter de caresser un peu les couleurs de Venise. Il a fallu sortir tôt le matin et voir les vénitiens le regard porté loin devant, partir au travail et marcher sans la gêne des touristes. Puis entrer dans une pâtisserie acheter un pain des doges , faire les courses à la petite supérette au bord de la lagune face à l'île de San Michele, l'île des morts , suivre la procession des rameaux – palmi - du Campiello San Crovato à l'église proche en écoutant les cantiques, marcher sur les Fondamente Nove et porter le regard sur les Dolomites qui s'écrivent au loin, ou s'engouffrer dans une ruelle , découvrir une boutique de sérigraphie ou de lustres et simplement regarder. Ensuite finir la journée, après avoir traversé l'église enveloppée de l'odeur des lys, dans un des deux cloîtres de San Francesco della Vigna, assise sur la pierre à écouter les cloches s'envoler, puis les merles en grande conversation dans le cyprès derrière la statue de saint François d'Assise.

4/

Aujourd'hui, je suis entrée dans cet instant incertain où mon regard se pose sur l'envers de la ville. Je me laisse voguer sur ses rimes intérieures adoptant la nonchalance d'une gondole en humant ce qui flotte légèrement dans l'air. Se tenir dans ce passage comme sur le traghetto entre deux rives, debout et droit en un équilibre parfait, et voir au-delà des apparences. Le regard brouillé, se plonger dans les reflets rouges et ocres qui irriguent Venise, et tenter d'y déchiffrer les promesses du jour qui s'éveille . S'arrêter et regarder le feuillage au-dessus d'un mur révélant en tendresse la présence d'un jardin, d'une enclave de paix où la ville pleine de bruits s'estompe. Caresser d'une main amie les plaies de crépi qui suintent sur les murs, s'infiltrer dans les calli, se laisser se perdre et puis se perdre encore, lire les noms des ruelles et les réciter en un chapelet païen , se laisser envoûter par la langue qui s'éclate dans la bouche comme une grenade bien mûre, s'attarder dans une corte et adossée à un puits laisser monter des pensées incontrôlables, ne rien faire d'autre qu'espérer ce dialogue avec l'ange assis sur la margelle.

vendredi 3 octobre 2014

Un lieu, quatre temps

Il n'y a personne. En ce début septembre, la plupart des maisons sont déjà fermées. Il faut ouvrir le vieux portail en bois et ce que je vois d'abord c'est la maison, non retapée, aux vieux volets fermés et écaillés, une maison qui sort tout droit de l'enfance.
Assise sous les platanes, la table ronde entre nous, c'est la source à l'arrière, enfouie sous l'herbe verte que j'entends. Un murmure à peine audible mais sa fraîcheur se répand dans tout l'espace en un chuchotis apaisant continu. C'est d'elle que vient l'envoûtement de ce lieu, même si je ne m'en rends compte qu'après quelques minutes. Toute cette verdure, ce coin replié sur lui-même, la vigne vierge montant à l'assaut des vieux murs, ces arbres en bosquets ne sont là que comme écrin à ce mince filet d'eau perpétuel.

Maintenant, tous les volets sont ouverts, mais la maison ne parade pas. Elle ne s'emplit pas de lumière par de grandes baies vitrées, elle respire humblement, c'est par rais que pénètre le soleil et par taches d'ombres dansantes qu'à peine s'éclaire la cuisine. L'odeur de vieux bois, d'étoffes, souvent enfermés, imprègne l'air. La même distribution des pièces que dans l'enfance, l'escalier de bois raide qui conduit à l'étage, les fenêtres étroites et les lourds édredons qui s'enfoncent dans les lits. On voudrait ne plus bouger, ne plus respirer, de peur que sa présence modifie les lieux. Alors on parle peu, on parle bas et on redescend sur la pointe des pieds avec un peu le sentiment d'une profanation. Dehors, le soleil de septembre encore étonnamment chaud nous incite à rejoindre l'ombrage des platanes aux troncs desquamés et je me surprends à avoir envie de détacher de mes doigts leurs plaques irrégulières.

Le soleil descend vers l'ouest. Sortant d'un envoûtement de plusieurs heures, je me hasarde à explorer les différents espaces séparés les uns des autres par des haies qui s'ouvrent face à la maison et dont la végétation semble avoir poussé spontanément. L'un, tout resserré autour de la source et qui conduit par un étroit chemin bordé de buis à un compost, le second, un peu plus grand, odorant. Je cherche longtemps avant de comprendre que c'est cet arbre aux fleurs peu voyantes, un clérodendron qui me retient et me donne envie d'y installer, à vie, une chaise longue. Plus loin un espace plus ouvert, un tas de bois mort, une prairie et une ancienne muraille à trois quart écroulée, toutes recouverte de buisson qui le borde. Et, tout au fond, un impénétrable fouillis de bambous, d'arbres qui bouchent la vue et la progression et qui protègent aussi de toute autre sollicitation que le lieu lui-même.

Quand est-elle arrivée ? En tout cas, il fait nuit et nous sommes toujours assis à cette table. La source prend maintenant tout l'espace sonore. Les pipistrelles traversent l'espace de leurs vols anguleux. Il est temps de fermer les volets. L'escalier craque, la première pièce en haut est encore claire, sa fenêtre ouverte à l'ouest m'attend. Appuyée à sa margelle, le regard passant par-dessus les arbres, c'est une immensité de lumière et de silence que je reçois comme une vague. Le silence est sculpté par les crissements d'insectes. Le léger rougeoiement du ciel strié des longues traînées argentées des avions tremble du cri régulier d'une effraie. Je t'ai appelé à voix basse : « Viens voir ». A nouveau le silence enveloppe tout l'espace, déjà le ciel a changé. Il faut fermer, les volets, la maison et reprendre la route



Free Go, consigne l'été 80

Consigne 1. Lieu

Il faudrait écrire à partir d’un ici, le choisir suffisamment nourrissant pour fabriquer un texte dans la durée. Lieu réel ou inventé, lieu des rêves ? Dans des temps chronologiques ou des temps morts. Des mi-temps ou des temps métissés, des temps hétéroclites successifs ou emmêlés ? Maintenant, je suis là, ce lieu est là-bas. La nuit commence à envelopper le jardin, les lampes de la salle à manger sont allumées. Là-au-loin il faut éclairer l’extérieur du cabanon. Le mistral a faibli après avoir soufflé fort dans la journée. Je regarde les épines de pin éparpillées sur le sol bétonné de la terrasse, me dis que demain j’aurai à passer le balai. Je ne vois pas les écureuils sauter de branche en branche. Au loin, les pleurs d’un chien esseulé. A cette heure, les cigales ne chantent plus. Pas de cris d’enfants jouant au ping-pong juste derrière mon bungalow. Les vacanciers sont repartis. Ma vieille voisine, qui demeure ici durant les mois les plus chauds, a repris le train. Les gardiens du village de vacances savourent le retour au calme avant de penser aux travaux d’hiver. Tout est silencieux, presque triste, nostalgique. Automnal.

Fin août. Le soleil est déjà bas, il filtre dans le mouvement des arbres et éblouit le pas de porte. Il y a eu beaucoup de départs aujourd’hui. La plage était moins dense que les jours précédents. La mer plus bleue. Le voyage m’a fatiguée, je somnole et me promène entre les cabanons. Une porte est grande ouverte, pourtant j’ai vu la famille s’entasser dans la voiture surchargée de valises et de sacs. Ils ont oublié de donner un tour de clé. Oublié le départ, refusé le retour du quotidien. Des affaires sont réunies à l’intérieur, mis en tas. Je vais pour fermer cette porte mais mon regard est attiré plus loin, j’entre, jette un œil dans la pièce, tout semble identique aux autres cabanons, une pièce d’une dizaine de mètres carrés, un grand lit double, des lits superposés, un frigo et une plaque de cuisson, un évier et un chauffe-eau. Pourtant une autre porte s’entrouvre au fond de la pièce, je vais voir. Je suis surprise car un escalier descend dans un sous-sol improbable, aucune cabane n’est sur deux niveaux pourtant. Je l’emprunte craintivement. Il débouche sur une autre pièce identique à celle du haut, sans lit mais avec un second frigo. Deux frigos. Free Go !

J’ai quatorze ans, On est en 1977. Mes parents viennent pour la première fois dans le village des cabanes. Mes deux frères sont déjà partis à la rencontre de nouveaux copains, auparavant ils ont pris d’assaut les lits superposés. Je monte ma petite toile de tente dans le jardin devant la terrasse. Je serai libre ! Libre d’aller et venir, libre de rentrer le soir sans que mes parents me voient, libre de me lever quand je veux, libre de lire jusqu’à ce que les yeux picotent, peut-être même jusqu’à minuit. Il y a un évier mais pas d’eau courante. Les corvées enfantines commencent : aller remplir les bacs et les sceaux à la fontaine. S’arroser au passage. Les douches collectives sont froides, on n’a pas encore inventé le système de carte permettant de prendre une ondée chaude, cela viendra, dans quelques années, on ne le sait pas encore et on s’en fiche. Il y a des enfants partout sur les 98 terrasses. Ils courent entre les bungalows, se réunissent en nuées vers le ping-pong, se dispersent soudainement et recomposent leurs grappes remuantes plus loin, sur le terrain de volley, à l’entrée du village, devant le mas qui vend les glaces et le pain. 


Seule sur la terrasse, j’ai allumé la lampe qui éclaire la table poussiéreuse, je n’ai sorti qu’une chaise blanche. Les locataires précédents ont oublié un journal sous le lit. Un journal vieux de dix jours. La météo se réjouit du printemps qui revient. Le week-end de l’Ascension a embouteillé les autoroutes. On s’interroge sur la poursuite de la guerre. Encore des enfants tués à Homs.  Lasse, je le referme. Cet escalier descendant dans un sous-sol… je m’étais sentie coupable d’entrer chez des gens que je ne connais pas, qui ne m’ont pas invitée. Peu importe. Le sommeil m’attire vers le grand lit que je n’ai pas encore préparé. Je viens d’éteindre la terrasse, et je ferme la porte à clé difficilement, c’est vrai qu’il ne faut pas trop l’enfoncer dans la serrure, qu’elle a du jeu, qu’elle résiste, elle, si ancienne. L’odeur de la résine des pins me berce et je m’enroule dans un drap, je ferais le lit demain. Je me souviens que j’avais posé mon vélo en bas de l’escalier, pourquoi y-avait-t-il deux frigos ? Pourquoi j’avais un vélo ? Il y avait une porte vitrée sur le côté gauche, elle débouchait sur une coursive souterraine qui semblait desservir d’autres cabanes. Un homme sans âge était apparu, derrière la vitre, paisible, j’avais sursauté, surprise et, avant de m’expliquer avec lui, à grandes enjambées, j’avais remonté l’escalier du temps et du rêve, vite. Vite à s’essouffler. Free ! Go !