vendredi 29 juin 2018

Sacré peut-être

Quelque chose parle déjà, sur les chemins effleurés par la peau d’un doigt hésitant sur la carte, un invisible rideau s’écarte et l’on pénètre cette matière qui se transfigure en espace, on traverse ce brouillard de papier et on entre dans un invisible où se réfugier

Quelque chose infuse – entre terre et azur, arbres ou buissons, granit et lichens , herbes folles et gousses de genêts qui éclatent – puis diffuse une onde liquide qui s’écoule dans les intervalles d’un temps suspendu et se dessine l’abri où se poser

Quelque chose apaise la main qui caresse l’écorce en un geste rituel – qui bénit qui – matière d’air , de bois, de crevasses, mousses et cals , échange entre peaux étroites en doux pétales d’air bleuté avec un avant et un après


Quelque chose du souffle, d’un murmure de brise légère, d’un mascaret sans fin se faufilant dans le feuillage puis s’éloignant, de langues d’air agitant le tremble dans le jardin et qui sollicite toute l’attention pour écouter ce balbutiement

Quelque chose dans les noms ânonnés depuis l’enfance, simples viatiques ou grains de chapelet serrés les uns contre les autres et suintant des lèvres, eaux brunes d’une crue s’écoulant entre les arches de la vie, évitant les barbelés

Quelque chose dans ce silence des cimetières – et celui-ci tout particulièrement qui n’est pas sur ma carte mais où ma carte m’a emportée – avec ces centaines de croix dressées , où l’on cherche la tombe numéro 552, et la toile dans la tête qui lâche un peu

Quelque chose offert dans cette terre qu’on cueille – avalanche de visions , bassin se déchargeant de son trop-plein – pressée entre ses doigts, les ongles qui retiennent et noircissent, cette parcelle minuscule qui mérite la célébration de l’ instant


Quelque chose de la louange entre le Sablat et le rocher de la Moutière, cette cinquantaine de pas sur l’arène granitique et l’herbe de l’accotement, le regard loin porté sur cet espace immobile où terre & ciel davantage resserrés ne font qu’un

Quelque chose de l’Eden dans cette toute petite berge au bord de l’Ance, presque sous le pont aux deux arches , au sein d’un monde ancien et clos, avec les coulées de l’eau , les silences des uns et les songes des autres

Quelque chose se cherche avec des mots du quotidien qui effleurent un paysage , filtrent la lumière de l’horizon chiffonné, cherchent encore l’air bleuté comme le silence aime se laisser traverser par les oiseaux

Quelque chose d’un cloître quand le pas , plusieurs fois par jour, fait le tour de ce jardin, longeant le mur de béton, puis les deux murs de pierre , les trois surmontés de tuiles d’un brun rosé passé, et que les yeux sont là et bien au-delà en un même regard


Quelque chose d’une exigence intérieure qu’on ne peut qu’enlacer de tout son être, faite des silences , ceux des ombres blanches, vastes et vides , où la réalité de l’ être résonne d’harmoniques secrètes, l’abandonnant à une ébriété sereine

Quelque chose de l’apparition ou d’un magnétisme qui laisse soudain l’invisible se dévoiler sous les yeux, s’apercevoir alors que fuir est inutile et que là on peut se reconnaître, rejoindre celui que l’on ne se savait plus être

Quelque chose d’un autre réel, non celui que l’on nomme mélancolie ou vague à l’âme, non, mais celui d’une haute solitude , si extrême , que cela semble un appel irrépressible et que fixer ce rien ... est respirer le ciel

Quelque chose se cartographie dans cet autre réel, des détails sans importance, quand la lumière fait gesticuler des apparitions et que de l’obscur de la langue s’écrivent des mots frôlés d’éternité , dissolvant les idées qui oseraient s’emparer de nous

Quelque chose de l’espace , un espace ouvert, ayant toujours à voir avec le commencement, enveloppé d’ombre & de lumière, et la sensation d’une page blanche où les pensées perdues se retrouvent

Quelque chose comme le temps arrêté, lorsque le doigt appuie sur la touche pause, et que en un éclairage d’eau-forte, comme par effraction, s’entrevoit ce début d’un instant qui flotte et qui nous cherche du regard

Quelque chose ayant à voir avec l’étrange, lorsque, les yeux démesurés devant ce qui fait face, ce lieu qui semble enveloppé d’une aube originelle, on se sentirait possédé par une force nouvelle, et prêt à cet appel de l’abandon


jeudi 28 juin 2018

Cartographie # 12; Fragments de journal.

Jeudi 23 mai 1918.
     Le son des cloches de l'abbaye vouée à Saint Robert s'estompe au fur et à mesure qu'il gagne le fond de la vallée. Mais là où je suis,assis sur les marches de l'édifice, il vrille mes oreilles;  il résonne tellement fort, comme pour m'enjoindre de m'unir à la communauté, d'obéir à la main du Tout-Puissant en ces jours sombres de 1918, de partager une prière naïve alors que le ciel bleuit, que le soleil pointe timidement au-dessus des grands arbres  surmontant sa peur  des canons. 
     Ici, à des centaines de kilomètres de Paris, de Berlin ou de Vienne les nouvelles mauvaises arrivent quand même par la voix de la T.S.F chez Monsieur le Maire dans son poste à galène récupéré on ne sait ni où ni comment. Quelle sera l'issue de cet interminable conflit, je l'ignore encore mais à l'unisson de tout ce qui m'entoure et qui veut ignorer que la guerre gronde, je me laisse glisser dans une béatitude ouatée. Aujourd'hui, le malheur glisse sur moi sans parvenir à m'atteindre.
     Je prends mon bâton et je fuis les cloches, Saint Robert, l'abbaye, ses moines et je m'enfonce dans la forêt. J'ai le choix. Elles encerclent le bourg, le compriment, le pressent pour en extraire jusqu'à son dernier souffle. J'aime leur solitude, leur joie sombre, les histoires qui font d'elles des repères de sorcières. J'irai jusqu'à Cistrières. Je passerai par Valentin, Lavèze, Montrecoux, David et puis je couperai par les prés pour arriver plus vite. Il me faudra bien la journée. Je dois me dépêcher avant que le soleil ne chauffe davantage, rende mon pas pesant et ma musette trop lourde.

Vendredi 24 mai 1918.
     Cistrières, dodue et paysanne dort encore. J'ai passé la nuit dans l'arrière-salle de l'unique estaminet que compte le bourg. J'avale une soupe en guise de petit-déjeuner et j'attends que l'instituteur, mon cousin veuille bien ouvrir l'école pour que je le rejoigne. Quand je rentre dans sa classe, un parfum d'enfance me prend à la gorge. Le saut dans le temps me fait peur et m'enivre. Quel plaisir que de voir les plumiers, les porte-plumes, les ardoises soigneusement rangés, les livres de lecture qui attendent sur une étagère. Au tableau, la dernière leçon de géographie: la France et ses grands fleuves. Sur un autre tableau, la phrase-phare "J'aime ma Patrie!". Dans des bocaux, des trésors à revendre: des couleuvres, des vipères, des salamandres et d'autres invertébrés. Dans un coin, une blouse grise, l'uniforme magique, celui par lequel s'ouvrent les précipices, se fend le ciel et ses étoiles, s'étire le temps et ses controverses. Je m'assois de guingois à un bureau trop petit pour moi et la tête dans les mains, je redeviens l'enfant que j'ai dû être, l'explorateur d'un temps qui ne reviendra plus.

Samedi 25 mai 1918.
     Dans la charrette du maréchal-ferrant, je quitte Cistrières pour revenir à la Chaise-Dieu puisque c'est le jour du marché. Le siège est rude et le chemin caillouteux. La dame assise à mes côtés sursaute à chaque cahot et je ne sais pas si c'est son lourd collier à breloques ou son triple menton qui fait un bruit irrésistible et qui me donne l'envie de rire!
     Je ne m'arrêterai pas longtemps à la Chaise-Dieu. Les odeurs de fromage et de viande mêlées me donnent des hauts le cœur. Je ne supporte pas non plus l'austérité des murs, la grisaille des caractères. Tout m'y pèse. Je laisse là mon conducteur et je continue jusqu'à la forêt domaniale du Breuil. J'en connais tous les secrets ou je crois les connaître. Je m'y suis caché si souvent. Petit, d'abord, pour échapper aux coups de ceinture de mon père; adolescent en mal d'amour, pour échanger quelques baisers à la sauvette et découvrir le corps de Fanette puis jeune homme, pour essayer d'échapper à la réquisition de partir à la guerre. Finalement, blessé, rescapé je me retrouve là, guidé par les oiseaux et c'est ainsi que j'arrive à Bonneval, les pieds gonflés dans des souliers mal appropriés aux pierres des chemins. J'y connais une vieille maison qui en son temps a servi de relais de poste, immense, remplie de coins et de recoins, la cachette idéale pour se mettre à l'abri du regard des hommes. Ma musette que j'ai pris soin de remplir commence à peser lourd mais ça y est, j'ai pu trouver la clé de mon logis improvisé.
     Et tandis que les ombres s'allongent, la solitude du soir qui tombe me submerge. L'angoisse des jours à venir me serre le ventre. Bon, il me reste le vieux matelas sur son treillis métallique que je viens de dénicher dans le grenier. 
      

jeudi 21 juin 2018

Cartographie 13/ Sacré

Dernière séance de l'année pour ce projet Cartographie! Mais il se poursuivra en septembre!
Voici quelques extraits des textes proposés pour entrer dans l'écriture:

1/Julien Gracq, En lisant en écrivant, José Corti , 1980.

Qu'est-ce qui nous parle dans un paysage ?
Quand on a le goût surtout des vastes panoramas, il me semble que c'est d'abord l'étalement dans l'espace — imagé, apéritif — d'un « chemin de la vie », virtuel et variantable, que son étirement au long du temps ne permet d'habitude de se représenter que dans l'abstrait. Un chemin de la vie qui serait en même temps, parce qu'éligible, un chemin de plaisir. Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d'enthousiasme qu'il communique est une ivresse du parcours.


2/ Edmond Jabès: Le Soupçon, le désert:

Le désert est bien plus qu’une pratique du silence et de l’écoute. Il est une ouverture éternelle. L’ouverture de toute écriture, celle que l’écrivain a, pour fonction, de préserver.
Ouverture de toute ouverture. 
 
3/ Emily Dickinson: Escarmouches

Se charger à l’extrême comme le Tonnerre -
Et puis – alors que toute chose
Se terre – éclater grandiose -
Voilà – qui serait Poésie

 
4/ Fabrice Midal: Pourquoi la poésie ? (Pocket 2010)

Est sacré ce qui se garde à l’abri de toutes conceptions, réflexions ou jugements. Ce qui  échappe. Ce qui excède, enfle ou se retire. Ne se tient pas.La poésie est sacrée car, seule, elle sait le silence et l’obscur, seule elle est prête à ne pas demander de comptes.
 
 Proposition d’écriture:
Chercher ce qui relève du sacré dans votre carte, dans vos textes…
Cartographier le sacré….soit en faisant un relevé des points de la carte que vous considérez comme tel, soit dans le corps de vos textes des passages que vous jugez ainsi, soit encore ( ou dans un troisième temps) tenter de dire ce caractère sacré qui vous lie à ce territoire....

mardi 19 juin 2018

Voilà, c'est ici


Voilà, c’est ici. Ici que les chevaux se sont tus.
Voilà, c’est ici. Le nom de Joannes Faure, resté gravé dans le granit d’une tombe toujours mystérieusement fleurie, gravé aussi parmi la liste interminable sur le Monument aux Morts. Joannes Faure, tombé à Moulicent, dans l’Orne.
Voilà, c’est ici. Les cris des femmes enfermées dans la maison d’école avec les enfants.
Voilà, c’est ici, cette année-là, que le vieux a perdu la parole. Mais pas ses souvenirs.
Voilà, c’est ici. La campagne était pourtant riante et le soleil insolent, voire indécent.
Voilà, c’est ici. Les femmes ont accompli, depuis, ce que leurs hommes n’ont pas eu le temps de leur dire : élever les enfants, cultiver les champs, dégager les chemins, ne pas laisser la friche prendre le dessus. Prendre soin de la terre.
Voilà, c’est ici. Le silence qui s’est transmis comme une onde et la parole qui n’a ressurgi qu’à la quatrième génération.
Voilà, c’est ici. Parmi tous les hommes abattus, le fossoyeur. Le menuisier. Le forgeron aussi. Pas de fosse, pas de planches ni de clous pour les cercueils.
Voilà, c’est ici. Le Jean, l’homme de la Léa, tombé au front le 11.11.1918, un mois tout juste après le petit Jean, emporté par la grippe espagnole.

dimanche 17 juin 2018

Quelques pages de journal

Mercredi 22 août 1923
J’ai posé le doigt ce matin sur une carte, assez détaillée, abandonnée par le locataire précédent ( peut-être venait-il de cette région). Ma phalange a écrasé le Pont du diable à Chalencon: cela m’a paru de bonne augure, pour moi qui suis revenu des enfers de la guerre. Le désir a creusé son sillon et je prépare mon sac. Le ciel est d’août et la gare la plus proche est celle de Retournac. J’ai 4 jours à l’avant de moi, la carte bien pliée dans une poche et l’envie de partir sans bien savoir ce qui se cache derrière ces noms inconnus et ces tracés de routes et de chemins.Comme lorsque j’étais prisonnier en Allemagne, j’ai cette envie d’écrire. Ne serais-je pas encore libéré?

Jeudi 23 août
Arrivé à Retournac après une heure et demie de train sans histoire. J’ai regardé, cherché à voir l’au-delà du paysage, ce qu’il recélait de mystères et c’était le vert qui colorait le regard et me faisait chavirer dans des songeries sans issue. A la sortie de la gare, je suis parti en sens opposé de ce qui devait être ma route. . Ai marché un temps incertain, puis comprenant mon erreur ai fini par faire demi-tour; ai pensé alors au vers de Dante “ car la voie droite était perdue”. Je reprends enfin le bon chemin, une rue qui serpente en montant dans le village, fais quelques provisions, avec les yeux de certains collés à mes semelles. Je repère les noms des hameaux que je dois traverser: Sainte-Reine, Charrées, Surrel, puis des prés, des bois et enfin un ruisseau qui doit me conduire à la rivière l’Ance. Là, c’est la fatigue qui me conseille de me poser avec cette curieuse impression de marcher dans une sorte de grisaille, de sentir les points d’interrogation des questions qui me taraudent se planter sous mes pieds:
Qu’est-ce que je fais là ?
À quoi ça sert ?
Qu’est-ce que je cherche?
Et puis ces mots qui ont martelé toute cette marche en solitaire: essayer d’ouvrir l’entre sans que j’en comprenne le sens. Manger. Dormir. Demain viendra.

Vendredi 24 août
Le ruisseau n’a pas beaucoup d’eau en cette saison mais il suffit pour mes ablutions. Je le suis jusqu’à la jonction avec l’Ance. Il me faut ensuite remonter le courant et ainsi je rejoindrai le pont du diable. Cela semble simple. Une auberge est au bord de la route, au lieu-dit le Plot et je vais prendre quelque chose de chaud. Ensuite l’ascension mal aisée débute: il n’y a que ronces, hautes herbes, souches d’arbres où l’on trébuche, tout un fatras de nature dont j’ai perdu l’habitude et qui obstrue et ralentit l’avancée. Je marche entre, tente d’ouvrir une voie, cherche un chemin qui n’existe pas. Je me heurte à une langue du dehors que je ne parle pas, ou plus...Ce que je traverse n’a pas de forme, mes yeux lisent la terre et mes pensées se sont repliées entre les plis de la carte. J’ai l’étrange impression de me faire pli dans le paysage. Poursuivant la remontée du cours d’eau, j’aperçois deux ou trois maisons à l’est qui , selon la carte devraient correspondre au hameau de Durand. J’hésite à le rejoindre mais le pont du diable est tout près et c’est le but de cette expédition . Donc, va pour le pont! La végétation s’éclaircit un peu: on dirait qu’une main bienveillante a écarté un peu les pans du rideau qui obstruaient le regard et soudain j’ai la sensation d’être au fond d’un abîme surplombé par un village où se dresse un château, ou ce qu’il en reste, tentant encore un peu de faire illusion. Si je savais dessiner, j’aimerais bien croquer cette vision qui me fait oublier les difficultés traversées. Je reste là , le pont sur ma droite et le village de Chalencon au-dessus me protégeant, un grand moment, ne faisant rien d’autre qu’être là en laissant voguer des pensées qui reprennent peu à peu des forces. Je regarde couler l’eau, cherche à voir des truites, comme celles que je pêchais dans mon village de Lozère….Il n’y a que le bruit de la rivière, le bruissement des arbres, les chants d’oiseaux que je ne vois pas. La beauté a jailli et des larmes me montent aux yeux. Une vipère glisse près d’un rocher: ne pas oublier de rester vigilant!
J’ai laissé s’accrocher sur les buissons du chemin mes idées les plus sombres, et là assis au bord de la rivière, je reprends pied . Ce talus face au ciel fera une excellente couche où je laisserai la coulée de soleil s’éteindre en douceur.

Samedi 25 août
Il me faut raconter la rencontre de ce matin. Un homme, entre cinquante et soixante, est venu me saluer, me poser des questions bien sûr: savoir qui j’étais , ce que je faisais là… se rassurer en somme...Lui ai parlé de mes années d’emprisonnement en Allemagne, de mon désarroi, de ma difficulté à reprendre vie après tout ce que j’avais vu… Je crois bien que je ne m’étais jamais confié ainsi...On ne sait pas toujours pourquoi on parle à l’un et pas à un autre…. Nous avons monté le chemin qui mène à son habitation: c’est une des maisons que j’avais vues hier au hameau de Durand. Il m’a offert un verre de vin, puis sa femme a rajouté une assiette et nous avons partagé un repas en toute simplicité. Il m’a proposé de passer la nuit qui venait chez lui, m’expliquant que le lendemain aurait lieu l’inauguration du monument aux morts de la commune et que je pourrais venir avec lui si je le souhaitais. Il me parla de son neveu Alphonse mort à Baccarat le 25 août 1914, à tout juste vingt ans, et des 85 autres compagnons d’infortune morts tout au long de ces quatre années de guerre. Mon cœur se serra , je dis que je viendrai avec lui honorer mes camarades de détresse. L’après-midi, je l’aidai à scier du bois au passe-partout . La lame était bien affûtée et le rythme de travail fut vite mis en place laissant à la fatigue le soin de se laver des pensées pesantes qui nous rongeaient. L’empilement de bûches coupées et le tas de sciure claire à nos pieds, d’où monte une odeur si particulière, cette paisible cendre où la lumière s’attarde , ces paroles échangées , le chien allongé à mes pieds, tout cela , allié au ciel étoilé du soir, me donna une sorte d’ivresse...



jeudi 14 juin 2018

dimanche 3 juin 2018

Fragments de Journal retrouvé au grenier



1°/01/1917 :

J'ai choisi ce cahier marron, encollé, à la couverture tachetée, pour sa solidité, parce que j'ai décidé qu'il resterait dans ma musette, toujours à portée de main ; qu'il pleuve, neige ou que ce soit la canicule, il doit pouvoir résister à la fois aux intempéries et au temps qui passe car on a bien compris maintenant que cette guerre va durer. (J'en suis rentré, moi, de cette sale guerre et c'est pourquoi je veux tout noter). J'y écrirai ce que je vois, celles et ceux que je rencontre, le prix des denrées que je pourrais trouver, mes pensées. Ceux qui rentreront -s'il y en a qui rentrent de cet enfer- pourront le lire. Ils auront une idée de ce que l'arrière a traversé durant ces années dévastatrices. Je ne veux pas faire oeuvre d'écrivain mais oeuvre de témoin.
Les chemins que j'emprunte régulièrement pour tenter de nous ravitailler partent de Pisieu, bifurquent sur Primarette où quelques paysans connaissant ma famille depuis longtemps, nous achetaient ou échangeaient volontiers des denrées avant la guerre. Je longe ensuite Combe-Quartier, bien à l'abri dans les sous-bois Boursin et pique tout droit en direction de Cour et Buis que j'évite, pour m'arrêter au Vernay où là, souvent on me vendait des oeufs. Si je ne trouve rien, je pousse jusqu'aux abords de Vienne, traversant la forêt domaniale des Blaches, jusqu'à Civas, Boissonnet. Le plus souvent, je fais demi-tour à La Rosière car mes jambes ne pourraient plus me ramener à Pisieu. Il faudrait que je retape ce vieux vélo, mais comment alors couper par les bois ? Par moments, je suis si désespéré, si fatigué que je me demande si ce coin de pays n'est pas une île déserte, dessinée dans un coin d'une très ancienne carte où il ne se passe rien. Cette misère me colle à la peau et j'en suis prisonnier comme Vendredi.

6/02/1917 :

Je n'ai pratiquement pas pu écrire dans mon cahier. Depuis que j'ai quitté Verdun, je souffre tellement de la tête que chaque jour je repousse celui où je me mettrai en marche, même si ma femme et mes deux filles en bas âge souffrent comme moi de la faim. Je n'ai guère le courage que de descendre le chemin sur un kilomètre à peine et de me réfugier dans la maison Cote ; là au moins, même si elle n'est guère généreuse, je trouve un peu de chaleur, du café chaud et je parle. Je lui raconte ce qu'on a vécu là-haut, cet enfer qui m'envahit toutes les nuits. Le bassin qui chante dehors m'apaise un peu, la chaleur du café calme un peu mon ventre.
En remontant, j'ai dans ma musette souvent une tomme bien bleue. De la pointe de mon couteau, je cueille les premières pousses de plantain, tout ce qui peut bien ressembler à une petite rosace, au passage la Gèle me donne une ou deux patates gelées et la femme fait une soupe. Petit à petit, j'ai espoir de reprendre des forces, de faire de petits travaux par ci par là, en échange d'un peu de nourriture. C'est que nous n'avons ni terre, ni bête. Ma femme n'a jamais été bien vaillante, sans femme vaillante un homme sans biens et souffrant peut bien crever.

3 juillet 1917 :

L'hiver fut terrible. Nous avons tous beaucoup maigri et s'il n'y avait eu les glands, quelques châtaignes glanées aux Nicolières, les racines et toutes ces herbes qui nourrissent, oseille, orties, rumex, toutes les mucilagineuses qui épaississent un peu les soupes sauvages, que même les cochons avant la guerre auraient dédaignées, nous serions peut-être bien morts de faim. On a fait grillé des rats, plus un chat ne subsiste.
Maintenant, je vais un peu plus loin. Aujourd'hui, je suis allé jusqu'à Montseveroux. La mère Cote m'avait promis des oeufs si je lui trouvais un peu de sucre et de café et là-bas, il y a un bistroquet qui sait où s'en procurer. Tout le long du chemin, je humais l'odeur du foin, ce sera une année à herbe, déjà le deuxième regain. Il m'a fallu moins de deux heures pour faire l'aller-retour avec sept oeufs dans ma sacoche. La mère Cote commence à s'amadouer, elle est chaude la bougresse et moi, je dirais pas non maintenant que je suis requinqué. En plus des oeufs, des carottes, quelques bettes, ma musette est bien rebondie ce soir.


6 octobre 1917 :

Que de choses se sont passées depuis la dernière page de ce cahier. Une nuit, branle-bas de combat. De chez Gautheron, je les entendais hurler et on voyait les flammes depuis ma bicoque. Les granges de la mère Cote ont pris feu. Tout le foin rentré par les femmes, les enfants, tout y est passé ; le toit s'est effondré, les murs de pisé ont à moitié fondu … Nous nous sommes relayés une partie de la nuit, charriant des seaux d'eau depuis le bassin, mais rien n'y a fait. On est seulement parvenu à ce que le four à pain soit épargné.
La mère Cote a bien eu besoin de ses voisins, mais elle sait y faire, bien qu'elle ne sache ni lire ni écrire, c'est une femme vive, intelligente, courageuse et tenace ; elle sait ce qu'elle veut et embobiner son monde.
A nous deux, nous avons réuni suffisamment de bras vaillants et la reconstruction est bien avancée. Elle avait des boîtes de conserves pleines de pièces bien enterrées, elle seule savait où ; avait mis de côté sous à sous par sa persévérance et puis, avec son entregent, chaque après-midi depuis le début de la guerre, elle courait de droite, de gauche, connaissait tout le monde, toutes les combines. On s'est épaulés, elle m'a aidé quand j'avais faim, je l'ai aidée en retour ; j'admirais sa force, son énergie, sa rage de vivre.
Ca jase dans les chaumières, ma femme boit de plus en plus, tout ce qui se boit et enrage, mais entre la mère Cote et moi, c'est un brasier ; rien n'y fait.
J'ai réparé le vieux vélo avec les quelques pièces qui lui restaient et maintenant, je n'ai plus peur de pousser jusqu'à Vienne où je trouve tout ce qu'il nous manque pour poursuivre la reconstruction.

Cartographie 10

Fragments

L’idée d’un texte simple m’apparaissait facile, les mots glissaient comme une eau claire, trop claire, trop simple, trop facile. Le premier texte publié que j'ai lu, “statues tombales” ce fut comme un appel de la réalité : quand ça touche de près, j'ai essayé de fuir, mais dans le fond c’est ce refus-là qui m’importe, refus de prendre la route si commode de la description poétique, sans dire la vérité ; et pourquoi pas des vers de mirliton ? pour chanter les cimetières et les monuments à la gloire de morts qui s’en seraient volontiers passé, de la gloire, pour vivre plus longtemps. J’ai lu les autres textes —“Il y a si longtemps que je n'ai pas pris…” — “Soliloque” — et j’ai jeté ce que j’avais écrit.

Je suis venue te dire que tu étais parti”; longtemps j’ai laissé résonné en moi le titre d’abord, avant de lire, et le texte ensuite, avant que de pouvoir écrire.
Puis goutte à goutte, seul, par deux, par trois, par petits groupes, un jour oui, les autres non, les mots sont arrivés. Comme si là, maintenant, il m’était possible à nouveau d’écrire.


Comme un écho lointain, m’est parvenu, jusqu’ici, d’en haut, des sommets, de loin, du fond du temps, du fond de l’histoire ; celle que je crois nôtre ;  notre propre histoire ; rêvée ; imaginée ; déduite ; l’écho de ce qui fit notre essence, nous les refusants des hautes vallées, rejetant les ors et les pompes romaines ; méprisant les oligarques ; seules les différencient du commun les dorures qui les accablent, plus qu'elles ne les distinguent.


Aller ou ne pas aller dans les cimetières. Pourquoi ? Pour qui ?

Le jour se lève, va se lever, la lumière monte un peu, il fait plus clair que la nuit, mais ça n'est pas le jour ; ni la nuit : ce moment où, le soleil avant qu'il n'apparaisse, la conscience éveillée se révèle claire, avant l’envahissement des soucis du jour.
Sentir monter le jour, descendre en soi pour essayer de dire la pulsation de la vie ; se savoir ; au fond de soi, gratter, creuser ; laissant leur place aux morts, puisqu’il nous faut bien vivre ; leur survivre.

Décaper le réel, pour retrouver l’être.

Rien à dire sur la mort, rien à dire sur les morts, ceux qui m’ont quitté continuent de vivre dans ma mémoire, mes souvenirs ; je les interroge, parfois ; eux ; et les souvenirs aussi.
Quelquefois des éléments de réponse qui viennent ; comme si les alléguer, les évoquer, réactivait leurs modes de penser intaillés dans la pierre dure de ma mémoire ; incorporés dans la substance molle de mon cerveau, dans mes muscles, dans mes os
Ils sont peu, pas besoin d'aller sur leur tombe pour s'adresser à eux, ni de parler ; écrire parfois ; de cette écriture qui franchit le plan du miroir, au-delà de la réflexion.
Prier ; pas pour eux, pas de façon religieuse ; prier comme on parle à quelqu’un qu’on aime ; qui est absent ; qui n’entend pas ; qui n’est pas là ; plus là ; pour répondre.

Quand ils sont partis ;                                                            pleurer ;
mais les larmes ne sont rien, un peu de calme qui revient ; éviter de dire adieu ; au revoir tout au plus ; pour ne pas rompre ; mais rester vivant, ne pas dépendre d’eux ; être soi ; seul ; sans eux.

samedi 2 juin 2018

Rien ne change jamais sous le soleil (ou hommage à tous les migrants)

"Les îles ? Justement, il n'en reste plus aucune, homme blanc : elles sont toutes mortes, disparues, effacées. Il n'en reste que des solitudes, quelques palmiers et la mer qui autrefois les cachait à la vue et les offrait au hasard ...
C'est toujours la même histoire : vous êtes les maîtres d'une île même si celle-ci n'existe pas. Vous arrivez un matin à surprendre trois sauvages dont l'un va servir de repas aux deux autres, vous tirez un coup de feu qui retentit dans tout l'univers. L'un des sauvages tombe mort, le deuxième fuit vers l'horizon, et le troisième devient votre chose et pose votre chaussure sur sa nuque. Cela s'est passé autrefois, aujourd'hui ou demain. Avec un fusil, un avion de chasse, l'ONU ou selon le droit d'une intervention humanitaire. Vous faites cela au nom de l'humanité, de la sécurité ou des minorités. Celui que vous tuez est un meurtrier, celui qui fuit sera votre ennemi et celui que vous capturez devra apprendre à s'habiller, à manger ses aliments cuits, à faire de la poterie et à vous parler comme vous parlez à votre dieu : en cherchant où se trouve votre coeur dans le vaste ciel sachant qu'il change malignement d'endroit chaque fois que vous tournez le regard. "

Kamel Daoud "La préface du nègre" (Babel). Extrait de la dernière nouvelle du recueil "L'Arabe ou le vaste pays de Ô"