dimanche 3 juin 2018

Fragments de Journal retrouvé au grenier



1°/01/1917 :

J'ai choisi ce cahier marron, encollé, à la couverture tachetée, pour sa solidité, parce que j'ai décidé qu'il resterait dans ma musette, toujours à portée de main ; qu'il pleuve, neige ou que ce soit la canicule, il doit pouvoir résister à la fois aux intempéries et au temps qui passe car on a bien compris maintenant que cette guerre va durer. (J'en suis rentré, moi, de cette sale guerre et c'est pourquoi je veux tout noter). J'y écrirai ce que je vois, celles et ceux que je rencontre, le prix des denrées que je pourrais trouver, mes pensées. Ceux qui rentreront -s'il y en a qui rentrent de cet enfer- pourront le lire. Ils auront une idée de ce que l'arrière a traversé durant ces années dévastatrices. Je ne veux pas faire oeuvre d'écrivain mais oeuvre de témoin.
Les chemins que j'emprunte régulièrement pour tenter de nous ravitailler partent de Pisieu, bifurquent sur Primarette où quelques paysans connaissant ma famille depuis longtemps, nous achetaient ou échangeaient volontiers des denrées avant la guerre. Je longe ensuite Combe-Quartier, bien à l'abri dans les sous-bois Boursin et pique tout droit en direction de Cour et Buis que j'évite, pour m'arrêter au Vernay où là, souvent on me vendait des oeufs. Si je ne trouve rien, je pousse jusqu'aux abords de Vienne, traversant la forêt domaniale des Blaches, jusqu'à Civas, Boissonnet. Le plus souvent, je fais demi-tour à La Rosière car mes jambes ne pourraient plus me ramener à Pisieu. Il faudrait que je retape ce vieux vélo, mais comment alors couper par les bois ? Par moments, je suis si désespéré, si fatigué que je me demande si ce coin de pays n'est pas une île déserte, dessinée dans un coin d'une très ancienne carte où il ne se passe rien. Cette misère me colle à la peau et j'en suis prisonnier comme Vendredi.

6/02/1917 :

Je n'ai pratiquement pas pu écrire dans mon cahier. Depuis que j'ai quitté Verdun, je souffre tellement de la tête que chaque jour je repousse celui où je me mettrai en marche, même si ma femme et mes deux filles en bas âge souffrent comme moi de la faim. Je n'ai guère le courage que de descendre le chemin sur un kilomètre à peine et de me réfugier dans la maison Cote ; là au moins, même si elle n'est guère généreuse, je trouve un peu de chaleur, du café chaud et je parle. Je lui raconte ce qu'on a vécu là-haut, cet enfer qui m'envahit toutes les nuits. Le bassin qui chante dehors m'apaise un peu, la chaleur du café calme un peu mon ventre.
En remontant, j'ai dans ma musette souvent une tomme bien bleue. De la pointe de mon couteau, je cueille les premières pousses de plantain, tout ce qui peut bien ressembler à une petite rosace, au passage la Gèle me donne une ou deux patates gelées et la femme fait une soupe. Petit à petit, j'ai espoir de reprendre des forces, de faire de petits travaux par ci par là, en échange d'un peu de nourriture. C'est que nous n'avons ni terre, ni bête. Ma femme n'a jamais été bien vaillante, sans femme vaillante un homme sans biens et souffrant peut bien crever.

3 juillet 1917 :

L'hiver fut terrible. Nous avons tous beaucoup maigri et s'il n'y avait eu les glands, quelques châtaignes glanées aux Nicolières, les racines et toutes ces herbes qui nourrissent, oseille, orties, rumex, toutes les mucilagineuses qui épaississent un peu les soupes sauvages, que même les cochons avant la guerre auraient dédaignées, nous serions peut-être bien morts de faim. On a fait grillé des rats, plus un chat ne subsiste.
Maintenant, je vais un peu plus loin. Aujourd'hui, je suis allé jusqu'à Montseveroux. La mère Cote m'avait promis des oeufs si je lui trouvais un peu de sucre et de café et là-bas, il y a un bistroquet qui sait où s'en procurer. Tout le long du chemin, je humais l'odeur du foin, ce sera une année à herbe, déjà le deuxième regain. Il m'a fallu moins de deux heures pour faire l'aller-retour avec sept oeufs dans ma sacoche. La mère Cote commence à s'amadouer, elle est chaude la bougresse et moi, je dirais pas non maintenant que je suis requinqué. En plus des oeufs, des carottes, quelques bettes, ma musette est bien rebondie ce soir.


6 octobre 1917 :

Que de choses se sont passées depuis la dernière page de ce cahier. Une nuit, branle-bas de combat. De chez Gautheron, je les entendais hurler et on voyait les flammes depuis ma bicoque. Les granges de la mère Cote ont pris feu. Tout le foin rentré par les femmes, les enfants, tout y est passé ; le toit s'est effondré, les murs de pisé ont à moitié fondu … Nous nous sommes relayés une partie de la nuit, charriant des seaux d'eau depuis le bassin, mais rien n'y a fait. On est seulement parvenu à ce que le four à pain soit épargné.
La mère Cote a bien eu besoin de ses voisins, mais elle sait y faire, bien qu'elle ne sache ni lire ni écrire, c'est une femme vive, intelligente, courageuse et tenace ; elle sait ce qu'elle veut et embobiner son monde.
A nous deux, nous avons réuni suffisamment de bras vaillants et la reconstruction est bien avancée. Elle avait des boîtes de conserves pleines de pièces bien enterrées, elle seule savait où ; avait mis de côté sous à sous par sa persévérance et puis, avec son entregent, chaque après-midi depuis le début de la guerre, elle courait de droite, de gauche, connaissait tout le monde, toutes les combines. On s'est épaulés, elle m'a aidé quand j'avais faim, je l'ai aidée en retour ; j'admirais sa force, son énergie, sa rage de vivre.
Ca jase dans les chaumières, ma femme boit de plus en plus, tout ce qui se boit et enrage, mais entre la mère Cote et moi, c'est un brasier ; rien n'y fait.
J'ai réparé le vieux vélo avec les quelques pièces qui lui restaient et maintenant, je n'ai plus peur de pousser jusqu'à Vienne où je trouve tout ce qu'il nous manque pour poursuivre la reconstruction.

4 commentaires:

Lin a dit…

ah ! enfin un nouveau texte pour cette consigne, déjà cela fait plaisir ! et puis ton texte est extra !!! un vrai film: on voit le monsieur, on le suit...

Michelangelo a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Michelangelo a dit…

On y croit, tu as réussi à transmettre des choses que tu n'as pas vécues, et pourtant il y a un tel accent de véracité dans ce texte, tu ne dois pas être loin de la vérité, d'une vérité possible.

Laura-Solange a dit…

Oui très visuel! Le personnage est bien incarné. Faut que je me mette au boulot...mais là je suis dans les Vosges...