lundi 2 septembre 2019

replonger dans la carte, en vrai : ressortir les vieux rossignols


Comme dans les séismes, ou comme dans les films cultes, dans toutes les histoires familiales, il y a des "répliques". L'amplitude varie,  il y a des trous dans la chronologie, comme il y en a dans les dialogues et dans le goudron de la route, et chacun se retrouve de part et d'autre de la fissure. Ainsi naissent les mythes, selon le processus de la mémoire sélective et de la transmission orale de génération en génération. Ainsi l'épisode du pain, une sorte de pain de la discorde, celui du 7 juin 1944 au soir de "l'incendie représailles". Les allemands étaient venus, la milice aussi,il y avait eu 8 morts la famille de ma mère avait tout perdu, même ce qui ne lui appartenait pas ; ce soir là le décor était flou de la fumée et des cendres. Les bêtes s'étaient éparpillées dans la nature, prélude de ce qui arriverait ensuite aux humains du lieu, sans foyer ; sinistrés, c'était leur nom. En attendant que ce nom devienne un statut, et sans pour autant que leur nom soit inscrit sur le monument commémoratif, un jour il faudra bien que je me penche sur cette pierre qui n'est pas encore à mon inventaire.
Ce soir là, ils étaient démunis, épuisés, apeurés, affamés. Il fallut quémander du pain aux voisins. La réplique célèbre prononcée de manière amère, inoubliable et inoubliée dit que ce pain leur fut pesé, sous-entendant qu'il faudrait le rendre, oui mais la guerre et les restrictions, allez savoir.

Ce pain pesé entre voisins victimes du même drame mais pas dans les mêmes proportions, et pas du même côté de l'incendie, je ne sais pas s'il fut jamais payé ou rendu, mais à la longue il est devenu très lourd et très noir.

Il y eut d'autres répliques liées à cet événement, plus ou moins sismiques, on pourrait écrire à l'envi des uchronies officielles ! L'Histoire a été refaite de nombreuses fois, on en est peu à peu arrivé à une sorte de consensus mou pour dire encore aujourd'hui que l'on n'avait jamais su qui avait dénoncé quoi.


Aujourd'hui, installées à même le trottoir devant le lavoir de Rossignol de nos amours, devant la ferme des autres protagonistes, nous avons, nous les descendantes des sinistrés, sorti notre pique nique : tomates, fromage, pain, fruits de saison. Nous ne manquons de rien, la lumière est juste, parfaite, l'air est translucide, la température idéale.
Dans ces hameaux minuscules, un touriste est un événement, et deux femmes qui pique niquent devant le lavoir, sur des coussins au milieu des odeurs de fumier, ça intrigue. Et puis être là, c'est être chez eux aussi, comme dans leur cour.
Sortie de sa maison, en pantoufles et tablier-blouse sans manches sur petit pantalon court, le tout dans les tons de bleus très doux, une petite femme sans âge mais de 82 ans, s'approche pour nous parler, alertée par son fils qui nous avait croisées devant "Le" monument et fait des signes joyeux, avant coureurs, de la main.
 
Nous avons très vite su, de part et d'autre, à qui nous avions affaire(s). Parce que le thème de la météo n'a même pas tenu le temps des amuse-gueule. Et parce que dans ce hameau rossignolesque, des Montaiguts et des Capulets, les Roméo et les Juliette d'alors sont morts, et seule l'odeur de fumier doit à peu près être la même qu'en juin 1944, même si les bêtes ont changé de régime et mangent sans doute du soja d'Amazonie, qui brûle elle aussi mais ce n'est pas le sujet. Et que c'est sur ce fumier qu'ont vécu ceux qui sont restés là, et ça ne nous coupe pas du tout l'appétit.

Un chien noir aux chaussettes blanches, tourne un peu autour de nos victuailles, voulant pactiser lui aussi avec l'ennemi héréditaire. Ventre affamé n'a pas d'oreilles ?
Octavie, sa maîtresse, se tient devant nous, et nous livre sa version des événements, en tant que pièce rapportée, tenante de la partie adverse, épouse de l'un des descendants des peseurs de pain. La discussion est âpre, mais honnête, avec quelques miettes difficiles à avaler. Mais bon..

Chacune de nous essaye de mettre de l'eau dans son eau, s'accrochant à ses propres contes qui font les bons ennemis.
Nous abordons l'histoire par tous les côtés, Octavie avec des airs de conspiratrice nous indique le voisin du château, juste derrière nous, co-auteur d'un livre qui met dans la bouche de son défunt mari des paroles qu'il n'aurait jamais prononcées. Elle nous parle de sa vie maintenant, de sa vie de quand elle n'y était pas, ici, de sa soeur qui habite en face d'elle, du rien qui se passe, ou si peu, de Nagui et de son émission "n'oubliez pas les paroles", regardées par deux d'entre nous sur trois, et nous non plus nous ne les oublierons pas. Au moment de prendre congé et de remballer nos reliefs de repas et nos restes, impossible de retrouver le pain, auquel nous n'avons pratiquement pas touché.
Octavie retournant à sa vie, nous dit : "Vous m'avez fait réfléchir"
Le chien pays, comme on dit en Guyane, lui se pourlèche les babines. Je pense que la dette est payée.