dimanche 17 juin 2018

Quelques pages de journal

Mercredi 22 août 1923
J’ai posé le doigt ce matin sur une carte, assez détaillée, abandonnée par le locataire précédent ( peut-être venait-il de cette région). Ma phalange a écrasé le Pont du diable à Chalencon: cela m’a paru de bonne augure, pour moi qui suis revenu des enfers de la guerre. Le désir a creusé son sillon et je prépare mon sac. Le ciel est d’août et la gare la plus proche est celle de Retournac. J’ai 4 jours à l’avant de moi, la carte bien pliée dans une poche et l’envie de partir sans bien savoir ce qui se cache derrière ces noms inconnus et ces tracés de routes et de chemins.Comme lorsque j’étais prisonnier en Allemagne, j’ai cette envie d’écrire. Ne serais-je pas encore libéré?

Jeudi 23 août
Arrivé à Retournac après une heure et demie de train sans histoire. J’ai regardé, cherché à voir l’au-delà du paysage, ce qu’il recélait de mystères et c’était le vert qui colorait le regard et me faisait chavirer dans des songeries sans issue. A la sortie de la gare, je suis parti en sens opposé de ce qui devait être ma route. . Ai marché un temps incertain, puis comprenant mon erreur ai fini par faire demi-tour; ai pensé alors au vers de Dante “ car la voie droite était perdue”. Je reprends enfin le bon chemin, une rue qui serpente en montant dans le village, fais quelques provisions, avec les yeux de certains collés à mes semelles. Je repère les noms des hameaux que je dois traverser: Sainte-Reine, Charrées, Surrel, puis des prés, des bois et enfin un ruisseau qui doit me conduire à la rivière l’Ance. Là, c’est la fatigue qui me conseille de me poser avec cette curieuse impression de marcher dans une sorte de grisaille, de sentir les points d’interrogation des questions qui me taraudent se planter sous mes pieds:
Qu’est-ce que je fais là ?
À quoi ça sert ?
Qu’est-ce que je cherche?
Et puis ces mots qui ont martelé toute cette marche en solitaire: essayer d’ouvrir l’entre sans que j’en comprenne le sens. Manger. Dormir. Demain viendra.

Vendredi 24 août
Le ruisseau n’a pas beaucoup d’eau en cette saison mais il suffit pour mes ablutions. Je le suis jusqu’à la jonction avec l’Ance. Il me faut ensuite remonter le courant et ainsi je rejoindrai le pont du diable. Cela semble simple. Une auberge est au bord de la route, au lieu-dit le Plot et je vais prendre quelque chose de chaud. Ensuite l’ascension mal aisée débute: il n’y a que ronces, hautes herbes, souches d’arbres où l’on trébuche, tout un fatras de nature dont j’ai perdu l’habitude et qui obstrue et ralentit l’avancée. Je marche entre, tente d’ouvrir une voie, cherche un chemin qui n’existe pas. Je me heurte à une langue du dehors que je ne parle pas, ou plus...Ce que je traverse n’a pas de forme, mes yeux lisent la terre et mes pensées se sont repliées entre les plis de la carte. J’ai l’étrange impression de me faire pli dans le paysage. Poursuivant la remontée du cours d’eau, j’aperçois deux ou trois maisons à l’est qui , selon la carte devraient correspondre au hameau de Durand. J’hésite à le rejoindre mais le pont du diable est tout près et c’est le but de cette expédition . Donc, va pour le pont! La végétation s’éclaircit un peu: on dirait qu’une main bienveillante a écarté un peu les pans du rideau qui obstruaient le regard et soudain j’ai la sensation d’être au fond d’un abîme surplombé par un village où se dresse un château, ou ce qu’il en reste, tentant encore un peu de faire illusion. Si je savais dessiner, j’aimerais bien croquer cette vision qui me fait oublier les difficultés traversées. Je reste là , le pont sur ma droite et le village de Chalencon au-dessus me protégeant, un grand moment, ne faisant rien d’autre qu’être là en laissant voguer des pensées qui reprennent peu à peu des forces. Je regarde couler l’eau, cherche à voir des truites, comme celles que je pêchais dans mon village de Lozère….Il n’y a que le bruit de la rivière, le bruissement des arbres, les chants d’oiseaux que je ne vois pas. La beauté a jailli et des larmes me montent aux yeux. Une vipère glisse près d’un rocher: ne pas oublier de rester vigilant!
J’ai laissé s’accrocher sur les buissons du chemin mes idées les plus sombres, et là assis au bord de la rivière, je reprends pied . Ce talus face au ciel fera une excellente couche où je laisserai la coulée de soleil s’éteindre en douceur.

Samedi 25 août
Il me faut raconter la rencontre de ce matin. Un homme, entre cinquante et soixante, est venu me saluer, me poser des questions bien sûr: savoir qui j’étais , ce que je faisais là… se rassurer en somme...Lui ai parlé de mes années d’emprisonnement en Allemagne, de mon désarroi, de ma difficulté à reprendre vie après tout ce que j’avais vu… Je crois bien que je ne m’étais jamais confié ainsi...On ne sait pas toujours pourquoi on parle à l’un et pas à un autre…. Nous avons monté le chemin qui mène à son habitation: c’est une des maisons que j’avais vues hier au hameau de Durand. Il m’a offert un verre de vin, puis sa femme a rajouté une assiette et nous avons partagé un repas en toute simplicité. Il m’a proposé de passer la nuit qui venait chez lui, m’expliquant que le lendemain aurait lieu l’inauguration du monument aux morts de la commune et que je pourrais venir avec lui si je le souhaitais. Il me parla de son neveu Alphonse mort à Baccarat le 25 août 1914, à tout juste vingt ans, et des 85 autres compagnons d’infortune morts tout au long de ces quatre années de guerre. Mon cœur se serra , je dis que je viendrai avec lui honorer mes camarades de détresse. L’après-midi, je l’aidai à scier du bois au passe-partout . La lame était bien affûtée et le rythme de travail fut vite mis en place laissant à la fatigue le soin de se laver des pensées pesantes qui nous rongeaient. L’empilement de bûches coupées et le tas de sciure claire à nos pieds, d’où monte une odeur si particulière, cette paisible cendre où la lumière s’attarde , ces paroles échangées , le chien allongé à mes pieds, tout cela , allié au ciel étoilé du soir, me donna une sorte d’ivresse...



1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Texte étonnant par sa langue - j'ai parfois l'impression de lire du vieux français - et tellement doux par sa poésie, par les pensées et les ressentis de cet homme que tu nous fais si bien partager. Un doux moment de lecture comme cette fin d'après-midi de dimanche.