jeudi 9 octobre 2014

un lieu, plusieurs fois

1/
C'est d'abord en noir et blanc que la ville m'est apparue pour la première fois, sur un carré dentelé où trois personnes prenaient la pose. Derrière eux s'élevait une grande église claire. D'autres silhouettes se fondaient dans l'arrière-plan et quelques pigeons guettaient à leurs pieds leur manne quotidienne . Le temps semblait ensoleillé mais ce n'était sans doute pas l'été à la vue des vêtements portés. La façade de l'église était largement tronquée et des portails il ne restait que quelques colonnettes , sans doute celles du porche principal où plus tard se révélerait à mes yeux la mosaïque d'un Jugement dernier encadrée de voussures sculptées aux motifs innombrables. Le quadrige de chevaux de bronze n'était pas non plus sur la photo et rien, ni ors ni dorures ni chapiteaux corinthiens, n'était perceptible. En réalité seule m'intéressait cette silhouette jeune – elle ne devait guère avoir plus de vingt ans – encadrée d'un couple qui n'était pas ses parents. Elle était lumineuse, la guerre était finie, et elle découvrait ce lieu mythique sans imaginer qu'elle ne reviendrait jamais en Italie.


2/
Ce sont les odeurs de cuir, qui sortent en flots des magasins où se vendent des sacs et leurs accessoires, et se répercutent dans ces ruelles étroites , qui me saisissent en premier . Le cuir d'abord puis à mesure que l'on se rapproche de la place Saint-Marc, les relents de nourriture , sauces ou viandes rôties, qui s'échappent des nombreuses trattorie où je finirai bien par échouer à un moment ou à un autre. Je marche sachant pertinemment où mes pas se dirigent, sans avoir la nécessité de consulter le plan. Il suffit de suivre la déferlante de touristes qui va vers la place Saint-Marc. De la même manière que lorsque je suis à Paris, il me faut entrer à Notre-Dame, parfois juste pour en faire le tour en quelques minutes, il en sera de même désormais pour la basilique Saint-Marc où je patiente dans la file d'attente . A peine les valises déposées dans l'appartement loué, que me voilà à emprunter tout naturellement les calli qui conduisent à la basilique, escortée de la houle exténuante des touristes. J'entre et suis prise par l'émotion lorsque mes pas foulent le pavage en mosaïque qui ondule.

3/
Il m'a fallu plusieurs passages dans cette cité pour en goûter toute la subtilité et la délicatesse. Il a fallu oublier les circuits touristiques, le plan et les panneaux jaunes per San Marco , per Rialto, per ferrovia, per Accademia, pour enfin tenter de caresser un peu les couleurs de Venise. Il a fallu sortir tôt le matin et voir les vénitiens le regard porté loin devant, partir au travail et marcher sans la gêne des touristes. Puis entrer dans une pâtisserie acheter un pain des doges , faire les courses à la petite supérette au bord de la lagune face à l'île de San Michele, l'île des morts , suivre la procession des rameaux – palmi - du Campiello San Crovato à l'église proche en écoutant les cantiques, marcher sur les Fondamente Nove et porter le regard sur les Dolomites qui s'écrivent au loin, ou s'engouffrer dans une ruelle , découvrir une boutique de sérigraphie ou de lustres et simplement regarder. Ensuite finir la journée, après avoir traversé l'église enveloppée de l'odeur des lys, dans un des deux cloîtres de San Francesco della Vigna, assise sur la pierre à écouter les cloches s'envoler, puis les merles en grande conversation dans le cyprès derrière la statue de saint François d'Assise.

4/

Aujourd'hui, je suis entrée dans cet instant incertain où mon regard se pose sur l'envers de la ville. Je me laisse voguer sur ses rimes intérieures adoptant la nonchalance d'une gondole en humant ce qui flotte légèrement dans l'air. Se tenir dans ce passage comme sur le traghetto entre deux rives, debout et droit en un équilibre parfait, et voir au-delà des apparences. Le regard brouillé, se plonger dans les reflets rouges et ocres qui irriguent Venise, et tenter d'y déchiffrer les promesses du jour qui s'éveille . S'arrêter et regarder le feuillage au-dessus d'un mur révélant en tendresse la présence d'un jardin, d'une enclave de paix où la ville pleine de bruits s'estompe. Caresser d'une main amie les plaies de crépi qui suintent sur les murs, s'infiltrer dans les calli, se laisser se perdre et puis se perdre encore, lire les noms des ruelles et les réciter en un chapelet païen , se laisser envoûter par la langue qui s'éclate dans la bouche comme une grenade bien mûre, s'attarder dans une corte et adossée à un puits laisser monter des pensées incontrôlables, ne rien faire d'autre qu'espérer ce dialogue avec l'ange assis sur la margelle.

1 commentaire:

Lin a dit…

magnifique ! est-ce que la suite s'ouvrira sur ce dialogue avec l'ange??? qui sait...