mercredi 4 décembre 2019

Drossanges

  
 Parfois on dérape sur certains mots, comme si les creux et les sinuosités des lettres donnaient un surcroit de vie à quelques lieux, ou quelques êtres revêtus d’un peu d’importance. Un mot se risque dans la rumeur de la langue, vient se frotter aux éclats d’un monde et se coagule entre les lèvres. Drossanges n’était pour moi qu’une maison qui rimait d’or avec mon prénom et le nom du village, où tous les étés je venais boire un verre de grenadine, grignoter un biscuit , m’étonner du vagabondage des poules dans la cuisine et laisser ma main caresser le dos du chien aux poils fauves qui portait le doux nom de Furlot. Des cousins germains de ma grand-mère, Firmin et Marie, vivaient là, dans cette maison isolée au bord de nulle part. On libérait les chèvres de leur enclos et on les menait dans le grand pré derrière la maison où des frênes formaient une haie qui a disparu, comme beaucoup d’autres. Mon frère et moi détachions quelques feuilles pour les offrir à ces bêtes qui les affectionnaient. On se disait que les chèvres nous aimaient. Et Furlot aussi qui se couchait à nos pieds.

Il n’y avait là rien d’autre qu’un réel, à langue égarée. Et même si les souvenirs s’éliment un peu à la marge, je n’ai pas en mémoire ce ruisseau qui se nommerait aussi Drossanges . Sa source et son embouchure me sont étrangères; apparemment c’est un affluent de l’Ance coulant sur 3,21 km. Il appartient à cette hydrographie muette mais néanmoins porteuse de nom, suintant entre des touffes d’herbe, au fond de ravins inaccessibles où s’écoule une vie dont on ne sait pas grand chose. Sur la carte IGN, il semble couler en pointillés, sans être nommé . Il pourrait naître au sud de Bois de cour, tout près d’un des chemins où mes pas me guident régulièrement… et je ne savais pas. Je fais un arrêt en image figée sur cette ligne de démarcation entre une réalité imprécise et un rêve tout neuf. Je tente de suivre son chemin sur l’écran d’ordinateur, le perd, le retrouve, le perd à nouveau, découvre alors un autre ruisseau celui de Boissières avec qui raisonnablement il doit s’accoupler avant de se fondre dans l’Ance et plus en amont dans la Loire…

  Le nom de Drossanges se doit d’être désormais partagé entre une maison qui ne rouvre plus porte et fenêtres depuis de longues années, et ce cours d’eau qui suinte encore quelque part où je n’ai pas laissé glissé ma main, ni abandonné quelque vaisseau de papier. Ce nom vibre doublement entre pierre et eau, à la lisière de mon regard, Il s’amplifie de mots naufragés sur les rives de la mémoire. Pas très loin, sur le versant opposé, je lis ravin du jugement où l’on ne peut accéder et cela vaut peut-être mieux. Est-ce l’écriture, couverte de jadis, qui agrandit la carte ou la cohabitation intime avec les mots d’une carte qui pousse des portes inconnues ?

2 commentaires:

MarieBipe REDON a dit…

Dis-donc, on risque de tomber nez à nez avec des anges, dans ton pays, ça en est caffi !

Linette a dit…

Toujours et encore éblouie!!! J'aurais envie d'être la petite fille qui va siroter la grenadine même si le temps a couru trop vite du passé à l'ordinateur!...