J’ai voulu toucher l’invisible
entre les failles du temps. La carte en mains , je me suis approchée
du Ravin du Jugement. J’ai frôlé ses ciels et surplombé ses
abîmes. Ai marché sur le chemin, que l’on dit celui du facteur,
parfois simple sente entre ravin et pierre, concentrant mon regard
sur la pose du pied entre pierre et racine. Sur ma droite, des
flaques d’obscurité, un ravin donc empli de troncs déchiquetés,
d’une végétation gloutonne se répandant comme membres de
chimères aux méandres délirants. Impossible de discerner ce fond
de ravin, à peine devine-t-on le cri de l’Ance dans ses entrailles
qui entaille le silence de ce lieu où l’on souhaite que rien ne se
passe. Tenter alors d’emplir ses poumons du souffle des arbres,
bosquets de noisetiers et bouquets de bouleaux, de sentir le
froissement des perles de lichen entre les doigts, de poursuivre les
turbans de lierre du regard jusqu’à leur disparition. Sur toute
cette nuit qui tremble au fond du ravin, ne pas trop se pencher.
Laisser ces grumeaux de noirceur macérer dans ces antres, poursuivre
le chemin, espérer l’éclaircie où apaiser les yeux et porter
loin sur l’horizon , un ou deux toits connus, quelques prés
arpentés par un tracteur, une route plus haut, et après une légère
courbe la tourelle du château et le hameau enfin silencieux et fier.
Découvrir sur le bas-côté, un rocher refuge – on en revient
toujours là – dit “le fauteuil du diable” qui surplombe le
vallon où se murmurent peut-être des phrases inaudibles , qu’il
est mieux de ne pas comprendre. Alors, du ventre même, quelque chose
de connu se décline, comme une secousse d’éternité qui résonne
et diffuse dans les veines le message d’être encore vivant, les
mailles des forces invisibles se desserrent et la lumière qui baigne
le hameau révèle des brassées de fleurs où reprendre des
couleurs. Au retour, laisser fondre sous le palais quelques fraises
des bois et framboises déposant un message rougi au coin des
lèvres.