mercredi 3 mars 2021

Cahier de verdure


 

Je pense quelquefois que si j’écris encore, c’est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu’un peu de cette poussière s’allume dans un regard, c’est sans doute ce qui nous trouble, nous enchante ou nous égare le plus ; mais c’est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat, ou le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces reflets auront-ils été pour moi l’origine de bien des rêveries, pas toujours absolument infertiles.

Cette fois, il s’agissait d’un cerisier ; non pas d’un cerisier en fleurs, qui nous parle un langage limpide ; mais d’un cerisier chargé de fruits, aperçu un soir de juin, de l’autre côté d’un grand champ de blé. C’était une fois de plus comme si quelqu’un était apparu là-bas et vous parlait, mais sans vous parler, sans vous faire aucun signe ; quelqu’un, ou plutôt quelque chose, et une « chose belle » certes ; mais, alors que, s’il s’était agi d’une figure humaine, d’une promeneuse, à ma joie se fussent mêlés du trouble et le besoin, bientôt, de courir à elle, de la rejoindre, d’abord incapable de parler, et pas seulement pour avoir trop couru, puis de l’écouter, de répondre, de la prendre au filet de mes paroles ou de me prendre à celui des siennes - et eût commencé, avec un peu de chance, une tout autre histoire, dans un mélange, plus ou moins stable, de lumière et d’ombre, alors qu’une nouvelle histoire d’amour eût commencé là comme un nouveau ruisseau né d’une source neuve, au printemps pour ce cerisier, je n’éprouvais nul désir de le rejoindre, de le conquérir, de le posséder ; ou plutôt : c’était fait, j’avais été rejoint, conquis, je n’avais absolument rien à attendre, à demander de plus ; il s’agissait d’une autre espèce d’histoire, de rencontre, de parole. Plus difficile encore à saisir.

Philippe Jaccottet "Cahier de verdure" ( Gallimard 1990) 

Je vous propose un travail d'écriture (en s'adossant à cet extrait ou en plongeant dans les différentes Semaisons de Jaccottet) issu du livre de Pierre Ménard " Comment écrire au quotidien / 365 ateliers d'écriture" (Publie.net 2018):

 "Le poème  comme expérience. Saisir des événements apparemment anodins, banals, décomposés avec précision dans le texte, de manière presque démonstrative, et le plus brièvement possible, afin d’en détailler et d’en agrandir la succession et les infimes articulations, à la manière dont l'esprit s'en saisit, selon son mouvement et son rythme." 

1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Merci pour cette proposition dont je me saisirai avec grand plaisir dans quelques jours, nous sommes actuellement entre amis avec qui chaque jour, nous offrons un petit bout de notre belle Drôme.