mardi 9 octobre 2018

Cartographie # 12 : Journal par MPR


Jour 2 
Après ce chantier pharaonique, tous les ors des inaugurations, l'Impératrice Eugénie, les foules bigarrées et enthousiastes aux petits fours et champagne, il a fallut que je m'exile un peu. La Compagnie m'a octroyé cette retraite en Haute-Loire inconnue rude et terrible où l'on dit que rôdent encore des loups.
J'ai pris une chambre à l'Hôtel de la Cascade. Quand la fenêtre est ouverte, j'entends la chute d'eau qui ne discontinue pas. Dès le premier jour, je suis allé voir la cascade de plus près : ce ne sont pas les chutes du Zambèze, ni celles d'Igaçu. Mais cette modestie dans la précipitation m'émeut. J'y suis retourné aujourd'hui. Avant-hier il a tellement plu que le débit remplissait tout le déversoir. "Année à foin année à rien". Après le sec d'Egypte, un peu de déluge me convient bien. J'aime cette nature plantureuse, ces odeurs de genêts, ces petites fleurs en grappes roses dans les prés. Partout la nature fait ce qu'elle a à faire si seulement on ne la contrarie pas ; mais je suis mal placé pour dire cela. L'assourdissement de l'eau tombant de 30 mètres de hauteur m'a embrumé le cerveau et lorsque je suis revenu à moi, une petite fille crottée et furieuse me regardait de dessous son chapeau de paille, agrippée à son chien. J'ai hésité un moment à dire quelque chose. Mais comme mon regard devait peser trop lourd sur elle, descendant de trop haut, de trop loin, trop plein de questions entre nous, elle est rentrée dans sa coquille et a prestement disparu.

Jour 9
Je suis à présent un peu rasséréné. Tous les événements dramatiques s'incrustent dans mes os, mais en même temps, je refais peau neuve au contact de ce nouvel environnement. Quelques voyageurs voisinent avec moi, ils ont des allures de colporteurs, de marchands d'un autre temps. En cette mi août, les touristes sont pratiquement tous partis et l'endroit est peu fréquenté. La Cascade de la Beaume est assez renommée pourtant, avec ses grottes, ses orgues basaltiques et son eau aux vertus reconnues.
Il y a 2 jours, un couple de géologues est venu faire des relevés. Nous avons mangé à la même table. Ils connaissaient bien l'épopée du Canal. Nous avons évoqué la possibilité de nous revoir. 
J'ai aperçu la petite noiraude qui continue ses travaux d'approche. Je dois être le premier humain de ce type qu'elle rencontre. 
Intriguée , mais pas encore aventureuse.
Demain j'irai en direction du Monastier. On m'a parlé d'une église, l'abbatiale St Chaffre qui date du XIIIè siècle ; soit disant remarquable, j'en suis curieux. 
L'aubergiste m'a raconté l'histoire du chevrier devenu seigneur de la Baume, une légende comme il y en partout. 
Peut-être la petite sauvageonne la connaît-elle aussi.
Je n'ai pas encore rencontré de loup.

Jour 18
Je rêve à la Mer Rouge, au Nil. à ces paysages chauds que j'ai laissés. Ma jambe me fait à nouveau souffrir. La douleur est lancinante. Peut-être l'humidité ambiante ou les longues marches que je m'impose en ont elles ravivé le souvenir. Parfois l'hôtelier me pose des questions. Il ne comprend pas ce qu'un monsieur comme moi, avec ses livres et sa mise élégante, est venu faire dans un trou pareil.
Je lâche quelques bribes. Je lui raconte le Canal, l'Opéra de Verdi, l'Impératrice Eugénie. Je lui raconte les milliers d'ouvriers. Le choléra. 
De moi, rien.
L'autre soir, j'ai aperçu la petite fille cachée derrière un lourd rideau qui épiait mon récit. Je ne sais pas ce qu'elle en saisissait. 
Ce jour-là dans l'après-midi je me suis aventuré sur les berges de la Loire, à partir du Champinet, en glissant vers La Farre. J'en étais encore à apprécier ces dimensions, ce fleuve enfant, dont je connais la fin, la largeur et les largesses lorsque soudain, passé un coude, une envie irrésistible, à la vie du lit de la rivière qui s'élargissait et de la berge qui formait comme une plage. Je n'avais pas prévu la baignade, je n'avais pas de costume de bain ni rien pour m'essuyer, mais le temps était si beau qu'il m'a semblé impossible de résister à cette impulsion. Ce fut une délice. 

Jour 30
Cela fait un mois que je suis là. Je continue de vider mon esprit en arpentant les chemins, à me baigner, à écrire. Je n'ai toujours pas parlé à la petite fille  et aucun n'a réussi à percer les mystères de l'autre. Peut-être n'avons pas les mots d'approche. 

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