Mère,
Mère, il y a des autrefois où j'aurais sans doute dit "maman", mais aujourd'hui, je dis "Mère". Pourtant, la grandiloquence du mot sied peu à la complicité occulte que j'ai tissée de nous à nous par de ça les ans et jusqu'à l'au delà. Mais il y va de mon humeur, du chemin que je me fraie pour débroussailler le mensonge, pour défricher le silence qui t'enveloppe comme un suaire de plomb depuis cinquante ans bien sonné. Le temps fuit si vite et, telle une horloge implacable, tous les six décembre toquent glorieusement notre séparation. Je constate avec amertume leur cynisme; un an, puis un autre et encore un autre. Je vieillis affiliée au sort de l'humanité existante et toi tu rajeunis. Le fossé se creuse, le temps s'agite et s'active à vouloir nous séparer.
La terre a accompli son oeuvre et tu es devenue poussière, poussière bienheureuse, je l'espère , fidèle aux engagements que tu prenais lorsque tu étais vivante.
Mais je m'égare" mère". Ces engagements, je ne les connais de toi qu'au travers des lettres et des cartes postales, qu'au travers des petits carnets remplis de ton écriture penchée , à deviner autoritaire, au crayon de papier pour mieux gommer les phrases dont tu ne voulais pas dévoiler la teneur. Vivante et pour moi mystérieuse!
Propos banals, mots d'amour à ton mari, mon père, par pudeur à demi effacés, lettres de tendre complicité à ta soeur qui avait rejoint la capitale.
Il y a des années, quand on a bien voulu me les donner ces lettres, je les ai d'abord tenues maladroitement entre mes mains comme un cadeau douloureux, puis je les ai lues, relues encore
jusqu'à sentir couler en moi les mots qui disloquaient toute ma perception; jusqu'à sentir se diluer les phrases en un chagrin difforme incapable de franchir la barrière de ma bouche. Je les ai recopiés pour les faire miens tous tes billets; mon écriture était la tienne, ma vie te lançait un appel. Un long silence rempli de vide m'a répondu.
Combien de fois je l'ai ouvert puis refermé mon carnet et l'ai rangé avec précaution au fond d'un tiroir pour que rien ne s'en échappât, ni toi, ni ce qu'il restait de toi!
Aujourd'hui, quand j'ai le mal de toi, quand me gagnent la rage ou la mélancolie, j'aime relire toutes ces pages. La musique d'Eric Satie m'accompagne, berce ma blessure, cautérise le manque.
Si l'internet communiquait avec ton au-delà, nous nous écririons tous les jours. Tu me dirais ton goût des choses, je t'écrirais mon goût des autres.Mais courriel aux abonnés absents, je bugue sur ton adresse e-mail. Seules s'agitent sur mon écran tes particules désarticulées que j'extrapole en particules d'amour pour moi.
Je t'embrasse, tout simplement, d'un amour qui n'est pas virtuel.