Ce sont les arbres
d’abord, ces grands guetteurs de bois en bordure de l’enclos,
fiers de leur port élancé , de leur feuillage dense et
éternellement vert que l’on dessinerait avec facilité en une
longue feuille enflée , flamme verte du monde des oubliés. Ils
forment un bouquet de cinq, puis un autre de trois dans le cimetière
ancien et leur feuillage se reflète sur le marbre vertical d’une
tombe que je connais bien. Près d’eux on dirait ces maisonnettes
dans les vergers ou les vignes provençales mais qui abritent ici un
autel scellé sur le fond de la paroi où sont tendues des nappes
dont on ne sait comment la blancheur l’est autant. Ces sortes de
chapelles ont, pour la plupart, atteint leur date de péremption: il
y a des avis de la mairie accrochés sur leur grille qui l’indiquent
Cette concession
fait l’objet d’une procédure de reprise. S’adresser en mairie
avant le 10 novembre 2018.
La
cloche de l’église du village là haut sonne trois fois, un coq
chante, des oies ricanent. Illusion, tout est illusion se
murmure dans mon oreille alors que mon pas traverse des zones
improbables où sont hérissées des grilles rouillées, recouvertes
d’un lichen jaunâtre qui, lorsque mon regard de myope prend le
dessus, s’étale, se dilue en une toile impressionniste où
dessoudés, écartelés, à moitié enfouis, gisent des Christ de
bronze donnant à voir un monde qui n’a plus cours. Une collection
de croix de pierre, de bois, de bronze, se décline: droites,
penchées, cassées, déchiquetées, chaque tombe a la sienne , et
parfois même plusieurs, comme
si aligner des crucifix pouvait inciter à la clémence d’un ciel, à ses chimères qu’on y dessine...J’avance
encore vers des tombes rafraichies, où les inscriptions deviennent
lisibles et des pots de fleurs renversés – et je souris en
reconnaissant un bac à fleurs d’un mauve tenté par le violet,
emprunté sans aucun doute aux bacs qui balisent les ruelles d'un village du département voisin - . J’épluche quelques noms connus mais les visages ne
s’affichent pas. J’avance encore, cela se densifie, devient plus
vivant et je sais que j’approche de ces gens que j’ai
croisés au temps de l’enfance, à qui j’ai donné le bonjour
près de la boulangerie ou autour de la fontaine, et dont je ne
savais presque rien sinon le sourire ou l’indifférence de leurs
yeux.
Il est dans toute terre un indicible et là plus
qu’ailleurs, car à mesure que l’on marche entre les allées, des
silhouettes se dressent, on voudrait leur dire quelques mots, en les
tutoyant peut-être pour la toute première fois:
Eh Jean tu te
souviens des parties de pétanque dans le petit bois et tes blagues à
deux balles ...et on riait…
Eh Victor c’est
toi qui m’as immolée sur le rocher en granite pour simuler les
sacrifices d’autrefois...je riais jaune tu sais….
Ah Madeleine tu
parlais toute seule en remontant le chemin jusque chez toi, le pain
calé entre tes bras, et tu sursautais quand tu me découvrais assise
dans le jardin , un livre au bout des doigts…et tu marmonnais ah
Solange tu m’as fait peur...
Ces
gestes qui stagnent dans nos mémoires à la lecture des noms et
prénoms gravés sur des dalles de marbre – dédale de souvenirs
qui rejaillissent là où se terre l’enfance et on le sait aussi
que la langue ne la ressuscitera pas , que c’ est juste un artifice
et que peu sera dit de tout ce passé qui se délite – et plus on
avance entre les tombes, plus on se faufile entre les ombres, plus
on se rapproche , et l’on ne se sent pas égaré et des pans
entiers de conversations renaissent, les derniers échangés ou ceux
qu’on aurait voulu avoir et on n’a pas osé et maintenant on est
là dans ce lieu au milieu de nulle part où l’on ne croise jamais
personne sauf à la Toussaint bien sûr – il y a encore quelques
traditions qui survivent – et on soliloque entre des tombes
fleuries de plastique décoloré et des plaques de bronze où s’inscrivent
des sentences mais pour qui ?
la pensée c’est
plus que le souvenir
le livre de la
vie est le livre suprême qu’on ne peut ni fermer ni ouvrir à son
choix on voudrait revenir à la page où l’on aime et la page où
l’on meurt est déjà sous nos doigts
on ne voit bien
qu’avec le cœur l’essentiel est invisible pour les yeux
Sur
les traces anciennes on marche un temps, on ne trouvera nulle
origine, nulle réponse aux questions que l’on ne peut plus poser ,
mais un sentiment de paix semble gagner, envelopper même comme ce lichen
qui se déploie et recouvre les troncs non comme une lèpre mais
plutôt en une forme de lassitude face à ce qu’on ne peut
changer, une acceptation de ce qui vient . Les souvenirs se
contractent ou se dilatent selon les noms qui se découvrent encore
Ah Louise je te
revois remplissant ma biche de ce lait bourru que tu venais de traire
et des petits mots gentils que tu me glissais, tout effrayée que
j’étais d’enjamber le grand corps poilu du chien étalé sur le
perron – Médor oui c’est ça Médor – ou d’entendre les
borborygmes de ton frère aviné...
Je te revois
Thérèse sur cette photo et il me semble que c’était hier que
nous jouions ensemble aux raquettes devant nos maisons jusqu’à ce
que l’obscurité nous ramène chacune à nos réalités
Le
jour pèse un peu plus fort , je regarde la dalle de pierre emplie de
plaques, de plantes, de fleurs fraiches, les noms gravés à tes
côtés et le dernier celui de ta maman, depuis peu.
Jeanne, et tes
derniers mots que tous ont répété en boucle – je suis en train
de mourir – et toutes les expressions que tu utilisais et que
j’aurais bien dû noter car je ne me souviens plus , et aujourd’hui
toujours mon regard en direction de la petite fenêtre de ta cuisine
où nous échangions un petit signe de la main
Il
y a un peu de vent qu’on accueille avec gratitude, cela revivifie,
une voiture passe sur la route tranquillement, le regard se détourne
vers le village là-haut tout en immobilité , s’abaisse sur les
prairies, en contre-bas du cimetière, où coule un ruban d’eau
dont on se demande soudain quel nom il pourrait bien avoir, comme si
s’interroger , nommer encore et toujours était une manière de
pouvoir sur ce territoire où, petit à petit, tout semble se
rétrécir. Quelques nuages sans hostilité blanchissent l’azur,
ponctuent le ciel de poignées de coton que l’on aurait détachées
et lancées là comme de petits cailloux pour ne pas s’égarer ,
éclats de pensées d’un après-midi de printemps où l’on
arpente sans tristesse les allées d’un cimetière , celui d’entre
tous que l’on connait le mieux. On sent bien que quelque chose se
passe qui fait se croiser les années, on ne sait plus quel âge on
a, et encore on n’a pas parlé des deux tombes qui importent et
dont l’une sera celle de mon éternité. J’ai juste noté à
l’errance dans les allées , tous les Porte ou Roche qui reposent
ici, des cousins non répertoriés sur l’arbre généalogique, aux
prénoms toujours les mêmes , comme un refrain repris d’année en
année, et une autre chanson qui se crée sur la tombe familiale (où
je serai) avec ce nom venu de Lozère et cet autre de l’autre côté
des Alpes, ils sont uniques et singuliers et rompent un peu avec les
patronymes d’ici.
Il
faut bien finir par pousser le large portail du cimetière du haut,
le “nouveau” et regagner la route, le chemin de l’enfance, où
il faudra marcher un peu pour sortir de ce monde figé et prendre du
recul, voir ce territoire de plus loin: les arbres ne forment plus
qu’un seul bouquet qu’on est content de voir là, les parcelles
sont bien encloses du haut mur qui les protège , mais de quoi ne
peut-on s’empêcher de penser, on sait qu’on reviendra bientôt,
sans trop savoir pourquoi, qu’il faudra se rendre en mairie aussi
avant le 10 novembre de l’année pour signaler que la tombe
désignée n’est pas abandonnée , qu’il y dort des êtres sans
qui l’on ne serait pas et qu’on ne peut jeter dans l’oubli d’un
coup de paraphe sur un papier administratif. Le jour n’est pas
encore fini, il reste encore de belles heures devant mon regard ,
d’autres seuils à franchir, d’autres tourbillons de sons à
écouter, ceux des oiseaux tout d’abord qui m’escortent avec
tendresse tandis que je marche et m’éloigne de ce qui fut et
palpite encore un peu.