mercredi 11 avril 2018

Soliloque

Ce sont les arbres d’abord, ces grands guetteurs de bois en bordure de l’enclos, fiers de leur port élancé , de leur feuillage dense et éternellement vert que l’on dessinerait avec facilité en une longue feuille enflée , flamme verte du monde des oubliés. Ils forment un bouquet de cinq, puis un autre de trois dans le cimetière ancien et leur feuillage se reflète sur le marbre vertical d’une tombe que je connais bien. Près d’eux on dirait ces maisonnettes dans les vergers ou les vignes provençales mais qui abritent ici un autel scellé sur le fond de la paroi où sont tendues des nappes dont on ne sait comment la blancheur l’est autant. Ces sortes de chapelles ont, pour la plupart, atteint leur date de péremption: il y a des avis de la mairie accrochés sur leur grille qui l’indiquent
Cette concession fait l’objet d’une procédure de reprise. S’adresser en mairie avant le 10 novembre 2018.
La cloche de l’église du village là haut sonne trois fois, un coq chante, des oies ricanent. Illusion, tout est illusion se murmure dans mon oreille alors que mon pas traverse des zones improbables où sont hérissées des grilles rouillées, recouvertes d’un lichen jaunâtre qui, lorsque mon regard de myope prend le dessus, s’étale, se dilue en une toile impressionniste où dessoudés, écartelés, à moitié enfouis, gisent des Christ de bronze donnant à voir un monde qui n’a plus cours. Une collection de croix de pierre, de bois, de bronze, se décline: droites, penchées, cassées, déchiquetées, chaque tombe a la sienne , et parfois même plusieurs, comme si aligner des crucifix pouvait inciter à la clémence d’un ciel, à ses chimères qu’on y dessine...J’avance encore vers des tombes rafraichies, où les inscriptions deviennent lisibles et des pots de fleurs renversés – et je souris en reconnaissant un bac à fleurs d’un mauve tenté par le violet, emprunté sans aucun doute aux bacs qui balisent les ruelles d'un village du département voisin - . J’épluche quelques noms connus mais les visages ne s’affichent pas. J’avance encore, cela se densifie, devient plus vivant et je sais que j’approche de ces gens que j’ai croisés au temps de l’enfance, à qui j’ai donné le bonjour près de la boulangerie ou autour de la fontaine, et dont je ne savais presque rien sinon le sourire ou l’indifférence de leurs yeux. 



 Il est dans toute terre un indicible et là plus qu’ailleurs, car à mesure que l’on marche entre les allées, des silhouettes se dressent, on voudrait leur dire quelques mots, en les tutoyant peut-être pour la toute première fois:

Eh Jean tu te souviens des parties de pétanque dans le petit bois et tes blagues à deux balles ...et on riait…

Eh Victor c’est toi qui m’as immolée sur le rocher en granite pour simuler les sacrifices d’autrefois...je riais jaune tu sais….

Ah Madeleine tu parlais toute seule en remontant le chemin jusque chez toi, le pain calé entre tes bras, et tu sursautais quand tu me découvrais assise dans le jardin , un livre au bout des doigts…et tu marmonnais ah Solange tu m’as fait peur...

Ces gestes qui stagnent dans nos mémoires à la lecture des noms et prénoms gravés sur des dalles de marbre – dédale de souvenirs qui rejaillissent là où se terre l’enfance et on le sait aussi que la langue ne la ressuscitera pas , que c’ est juste un artifice et que peu sera dit de tout ce passé qui se délite – et plus on avance entre les tombes, plus on se faufile entre les ombres, plus on se rapproche , et l’on ne se sent pas égaré et des pans entiers de conversations renaissent, les derniers échangés ou ceux qu’on aurait voulu avoir et on n’a pas osé et maintenant on est là dans ce lieu au milieu de nulle part où l’on ne croise jamais personne sauf à la Toussaint bien sûr – il y a encore quelques traditions qui survivent – et on soliloque entre des tombes fleuries de plastique décoloré et des plaques de bronze où s’inscrivent des sentences mais pour qui ? 
 
la pensée c’est plus que le souvenir

le livre de la vie est le livre suprême qu’on ne peut ni fermer ni ouvrir à son choix on voudrait revenir à la page où l’on aime et la page où l’on meurt est déjà sous nos doigts

on ne voit bien qu’avec le cœur l’essentiel est invisible pour les yeux


Sur les traces anciennes on marche un temps, on ne trouvera nulle origine, nulle réponse aux questions que l’on ne peut plus poser , mais un sentiment de paix semble gagner, envelopper même comme ce lichen qui se déploie et recouvre les troncs non comme une lèpre mais plutôt en une forme de lassitude face à ce qu’on ne peut changer, une acceptation de ce qui vient . Les souvenirs se contractent ou se dilatent selon les noms qui se découvrent encore

Ah Louise je te revois remplissant ma biche de ce lait bourru que tu venais de traire et des petits mots gentils que tu me glissais, tout effrayée que j’étais d’enjamber le grand corps poilu du chien étalé sur le perron – Médor oui c’est ça Médor – ou d’entendre les borborygmes de ton frère aviné...

Je te revois Thérèse sur cette photo et il me semble que c’était hier que nous jouions ensemble aux raquettes devant nos maisons jusqu’à ce que l’obscurité nous ramène chacune à nos réalités 
 
Le jour pèse un peu plus fort , je regarde la dalle de pierre emplie de plaques, de plantes, de fleurs fraiches, les noms gravés à tes côtés et le dernier celui de ta maman, depuis peu.

Jeanne, et tes derniers mots que tous ont répété en boucle – je suis en train de mourir – et toutes les expressions que tu utilisais et que j’aurais bien dû noter car je ne me souviens plus , et aujourd’hui toujours mon regard en direction de la petite fenêtre de ta cuisine où nous échangions un petit signe de la main



Il y a un peu de vent qu’on accueille avec gratitude, cela revivifie, une voiture passe sur la route tranquillement, le regard se détourne vers le village là-haut tout en immobilité , s’abaisse sur les prairies, en contre-bas du cimetière, où coule un ruban d’eau dont on se demande soudain quel nom il pourrait bien avoir, comme si s’interroger , nommer encore et toujours était une manière de pouvoir sur ce territoire où, petit à petit, tout semble se rétrécir. Quelques nuages sans hostilité blanchissent l’azur, ponctuent le ciel de poignées de coton que l’on aurait détachées et lancées là comme de petits cailloux pour ne pas s’égarer , éclats de pensées d’un après-midi de printemps où l’on arpente sans tristesse les allées d’un cimetière , celui d’entre tous que l’on connait le mieux. On sent bien que quelque chose se passe qui fait se croiser les années, on ne sait plus quel âge on a, et encore on n’a pas parlé des deux tombes qui importent et dont l’une sera celle de mon éternité. J’ai juste noté à l’errance dans les allées , tous les Porte ou Roche qui reposent ici, des cousins non répertoriés sur l’arbre généalogique, aux prénoms toujours les mêmes , comme un refrain repris d’année en année, et une autre chanson qui se crée sur la tombe familiale (où je serai) avec ce nom venu de Lozère et cet autre de l’autre côté des Alpes, ils sont uniques et singuliers et rompent un peu avec les patronymes d’ici. 
 

Il faut bien finir par pousser le large portail du cimetière du haut, le “nouveau” et regagner la route, le chemin de l’enfance, où il faudra marcher un peu pour sortir de ce monde figé et prendre du recul, voir ce territoire de plus loin: les arbres ne forment plus qu’un seul bouquet qu’on est content de voir là, les parcelles sont bien encloses du haut mur qui les protège , mais de quoi ne peut-on s’empêcher de penser, on sait qu’on reviendra bientôt, sans trop savoir pourquoi, qu’il faudra se rendre en mairie aussi avant le 10 novembre de l’année pour signaler que la tombe désignée n’est pas abandonnée , qu’il y dort des êtres sans qui l’on ne serait pas et qu’on ne peut jeter dans l’oubli d’un coup de paraphe sur un papier administratif. Le jour n’est pas encore fini, il reste encore de belles heures devant mon regard , d’autres seuils à franchir, d’autres tourbillons de sons à écouter, ceux des oiseaux tout d’abord qui m’escortent avec tendresse tandis que je marche et m’éloigne de ce qui fut et palpite encore un peu. 
 


1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Quel plaisir j'ai pris à lire ce texte paisible et à déambuler à tes côtés dans cette paix. Le même que je ressens quand je traverse le cimetière de Bourdeaux jusqu'à la tombe que j'occuperai. Malheureusement, il n'est pas dans ma carte. Celui qui l'est, est trop secoué d'absences des corps que j'ai aimés pour que je m'y sente en paix. Merci pour cette douce déambulation