vendredi 12 octobre 2018

cartographie # 16 NUIT

NUIT 10, 3ème mois.
Ce soir, la fille n'est pas rentrée. Il y a quelques jours encore, je disais la "petite" fille et puis tout bien pesé, je me suis rendu compte que ses regards n'étaient déjà plus ceux d'une si petite que ça. Je ne sais pas quand ça a basculé. Elle a fini par ne plus me regarder par en-dessous son chapeau, ni par derrière les rideaux, mais par toute la hauteur un brin méprisante et conquérante de sa jeunesse.
Ce soir, c'est en vain que son père a attendu son retour et il a dû servir les repas lui-même, commettant de nombreuses erreurs, il n'était ni dans son assiette, ni dans la notre. Quand la nuit s'est faite épaisse, que les plats vidés de leur charcutaille ont regagné la plonge grasse, un conciliabule s'est tenu du côté du bar et quelques minutes après nous partions à sa recherche,. 
Nous avons battu la campagne, fouillé les buissons, scruté la rivière, nous avons crié son prénom à tue-tête "Génie ! Génie !" (Encore un village touché par la grâce de notre chère Impératrice. Plût au ciel qu'elle ne se fut pas appelée Napoléone, comme ma nièce.)
Mais de Génie, il n'en fut pas question. Le ciel était bas, la pluie n'a pas tardé à nous rendre inopérants, de temps en temps un bout de lune tentait une sortie, mais le plus clair était apporté par nos torches, et ce n'était pas fameux. Le sol était glissant, détrempé et lorsque nous ne nous enfoncions pas dans la boue, nous nous étalions de tout notre long. Les chiens courraient partout, aboyant sans cesse, rendus fous par toutes les odeurs mais ne retrouvant jamais celle d'Eugénie disparue. Nous avons décidé non pas de jeter l'éponge avec l'eau du bain, l'humour n'était cette nuit-là pas de mise parmi mes camarades, mais de prendre un peu de repos et de recommencer dès le lever du soleil. 
De retour dans ma chambre, impossible de trouver le sommeil. Bien qu'ayant bu un grog bien tassé de gnôle avant de me mettre au lit, je ne cessais de repenser à cette si jeune fille, seule quelque part dans la nuit. Elle avait été aperçue dans l'après midi, près de la Cascade par un paysan qui vaquait à ses affaires. Le débit de l'eau était très fort du fait des pluies des jours précédents. 
Eugénie n'est jamais gênée par les intempéries et elle passe ses journée dehors sauf lorsque son père la réclame. La cascade et la rivière sont son empire. Le paysan n'a pas su dire ce qu'elle faisait,regardait-elle les cailloux dans la rivière, ou bien essayait-elle d'attraper une truite de ses mains agiles ? Elle peut être tombée à l'eau et avoir été emportée par le courant, mais curieusement, je ne la sens pas en danger, je ne sens pas la mort rôder dans cette absence. Nous la retrouverons sans doute demain. Ou bien reviendra-t-elle d'elle même ? Nous ne saurons peut être jamais ce qu'elle a inventé pour passer sa première nuit en liberté, comment, entre 2 miroirs d'eau elle a décidé de se perdre, un peu, et de passer de l'autre côté de l'enfance.
Mais l'angoisse de ma propre nuit me rattrape, la nuit de mes ennuis et de mes peurs passés, les ombres de ces grappes d'humains décimés, de ces enfants faméliques. Les images me hantent de ce que nous avons accompli et de ce que nous avons exigé des autres. La nuit qui me portait conseil jusque là m'attire dans ses profondeurs et me chuchote des cris que j'avais enfouis.
...
Nuit 12
On ne l'a pas trouvée, malgré nos appels insensés, et incessants, malgré les gendarmes arrivés du Puy en renfort, malgré l'inquiétude qui rongeait son père et ses proches, on n'a pas trouvé sa cachette. Elle est revenue d'elle même. Elle s'est absentée encore, toute la journée et puis tout à coup, quand la nuit est tombée, après une journée oppressante, après des désespoirs et des angoisses sans nom, elle était là, à s'affairer dans la cuisine, à ne laisser s'approcher personne de son périmètre de sécurité et de mystère. Rien n'indique qu'elle ait souffert, quelques griffures au visage attestent de sa lutte avec ses sujets sauvages. Lorsqu'elle m'a servi mon repas, un court échange de regards a remué en moi un sentiment curieux. "Mais aurais-je aujourd’hui que je suis adulte ce courage d’enfant qu’il faut pour se perdre?". Et je m'endors ce soir avec cette interrogation. 

Nuit 13
La nuit m'a éclairé, ça a été comme une révélation. Je me suis rendu à la cascade et j'ai trouvé le passage. Comme Eugénie, je suis passé derrière le rideau d'eau. Une longue caverne s'ouvre alors et se poursuit par ce qui semble être un tunnel . Le bruit de la chute d'eau est amorti, on distingue le jour bien sûr mais comme à travers un arc en ciel, la température est idéale. Des traces de feux, une couverture. Je ne saurai jamais ce qu'elle y a vécu, ni si elle est y restée de son plein gré. Ou si la nuit l'a surprise et qu'elle n'a pu repasser le rideau à temps. Rien n'indique qu'elle y soit allée seule, mais je penche pour le oui. J'espère qu'elle ne va pas me surprendre, je ne voudrais pas qu'elle sache que je sais, j'aimerais moi aussi profiter de l'endroit, y attendre la nuit, explorer le canal souterrain, m'enfoncer dans la profondeur, me perdre à tâtons dans l'écho de mes pensées plus calmes. J'ai prévenu là-haut que je m'absentais quelques jours. Ma nuit sera aussi belle que la sienne.

1 commentaire:

Linette a dit…

Quelles nuits! Voyage intérieur riche même si douloureux. L'histoire se déroule, fluide et dense.