Je
pense quelquefois que si j’écris encore, c’est, ou ce devrait
être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins
lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire
qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile
intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu’un peu de cette
poussière s’allume dans un regard, c’est sans doute ce qui nous
trouble, nous enchante ou nous égare le plus ; mais c’est,
tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat, ou
le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces
reflets auront-ils été pour moi l’origine de bien des rêveries,
pas toujours absolument infertiles.
Cette
fois, il s’agissait d’un cerisier ; non pas d’un cerisier
en fleurs, qui nous parle un langage limpide ; mais d’un
cerisier chargé de fruits, aperçu un soir de juin, de l’autre
côté d’un grand champ de blé. C’était une fois de plus comme
si quelqu’un était apparu là-bas et vous parlait, mais sans vous
parler, sans vous faire aucun signe ; quelqu’un, ou plutôt
quelque chose, et une « chose belle » certes ; mais,
alors que, s’il s’était agi d’une figure humaine, d’une
promeneuse, à ma joie se fussent mêlés du trouble et le besoin,
bientôt, de courir à elle, de la rejoindre, d’abord incapable de
parler, et pas seulement pour avoir trop couru, puis de l’écouter,
de répondre, de la prendre au filet de mes paroles ou de me prendre
à celui des siennes - et eût commencé, avec un peu de chance, une
tout autre histoire, dans un mélange, plus ou moins stable, de
lumière et d’ombre, alors qu’une nouvelle histoire d’amour eût
commencé là comme un nouveau ruisseau né d’une source neuve, au
printemps pour ce cerisier, je n’éprouvais nul désir de le
rejoindre, de le conquérir, de le posséder ; ou plutôt :
c’était fait, j’avais été rejoint, conquis, je n’avais
absolument rien à attendre, à demander de plus ; il s’agissait
d’une autre espèce d’histoire, de rencontre, de parole. Plus
difficile encore à saisir.
Philippe Jaccottet "Cahier de verdure" ( Gallimard 1990)
Je vous propose un travail d'écriture (en s'adossant à cet extrait ou en plongeant dans les différentes Semaisons de Jaccottet) issu du livre de Pierre Ménard " Comment écrire au quotidien / 365 ateliers d'écriture" (Publie.net 2018):
"Le
poème
comme
expérience. Saisir des événements apparemment anodins, banals,
décomposés avec précision dans le texte, de manière presque
démonstrative, et le plus brièvement possible, afin d’en
détailler et d’en agrandir la succession et les infimes
articulations, à la manière dont l'esprit s'en saisit, selon son mouvement et son rythme."