dimanche 7 avril 2013

Premier achat mémorable


Je me souviens d'en avoir longtemps rêvé.

Et pour cela, je trouvais mon premier travail d'été : ramasser de fraises. Lever, quatre heures et demies, deux kilomètres à pied pour me rendre au bord de la N7. Attendre le bus de ramassage. Une demi-heure de trajet entre Vienne et Péage de Roussillon. Chacun/e au début d'un long rang. Payés au panier. Après quelques jours, les reins brisés, les oreilles brûlées par le soleil. J'avais compris : je me mettais à cheval sur le rang et j'avançais sur les fesses. A deux mains je remplissais le plus vite possible les paniers, mon salaire donc mes vacances en dépendaient. Tel Attila, il ne devait pas rester grand chose après mon passage, malgré le poids-plume de mes dix-sept ans. Mon ami travaillait lui comme pompiste dans une station-service, rémunéré aux pourboires.

Nous avions projeté de partir en Corse et nous sommes parvenus à nous le payer ce voyage.
Partis un soir de Marseille, nous avons navigué toute la nuit, direction Ajaccio. Une nuit sur le pont, c'est tout ce que nous permettaient nos gains.
Nuit de début août : les étoiles pleuvent sur nos têtes. 180° de ciel semé d'étoiles, de vent salé, de gauloises grillées, de baisers brûlés de sel et de tabac, d'idéal, d'utopie, de vie illimitée. La mer tout autour de nous, saoûls de tangages, de vents marins, de murmures. Sommes-nous seuls sur ce pont ? Dans mon souvenir, il n'y a que nous, l'eau, le ciel, l'air vif et salé.
L'arrivée se brouille. Il me semble m'être réveillée à Bonifaccio. Je me vois ramper hors de notre tente minuscule, émerger dans un soleil et une chaleur ardents et la stridulation des cigales, être inondée de lumière et de crissements et, face à moi, la mer, turquoise, aux trous d'eau plus foncés, marines, la crique, les falaises, transportée dans une page de « Noces à Tipasa » de Camus, Camus que je lisais et relisais cette année-là. Ce n'était pas un rêve, c'était au-delà du rêve, la réalité dans toute sa splendeur, saisissante.
Je me souviens de cette sensation puissante – fugitive - d'avoir les 2 pieds dans le courant et d'avancer en même temps que lui, de faire corps avec le flux de la vie. Immergée dans le flot, j'avançais, corps et tête faisant un avec ce fleuve. Ce n'est que plus tard, bien plus tard que l'évidence a volé en éclats. Quand j'aurai vieilli, quand j'aurai une plus grande conscience de mon être et la capacité à nommer, je compris que le fleuve s'était mis à avancer tout seul, moi sur la rive, déconnectée du flux.
Nos économies nous permirent de rester trois semaines en Corse : marche, stop, nuits à la belle étoile sur la plage, abrités derrière une barque renversée. La troisième semaine, nous nous nourrissions de pain et de cacao à l'eau pour prolonger le séjour et croire en l'éternité.
Il me semble que chaque travail rémunéré que j'ai fait durant mes études fut pour m'offrir des vacances que jamais mes parents ne m'auraient offertes. Je n'ai aucun souvenir d'achat, j'ignore même si je possède encore des livres, disques ou autres souvenirs que j'aurais moi-même achetés. Des cadeaux reçus, oui, j'en possède. Je les aime et les conserve pour l'amour de ces personnes et non pour les objets eux-mêmes.

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