mardi 3 avril 2018

cartographie 10


Il y a si longtemps que je n'ai pas pris les deux kilomètres qui conduisent de la maison près de la route qui longe le Dolon jusqu'au village. Quand la dernière fois ? A l'adolescence avec mes copines ? Quand, alors que les cours terminaient au lycée, nous allions camper ?
Plusieurs tournants, la route monte en lacets, s'élance des bords verts et ombragés du Dolon, entre à découvert dans un vaste espace dégagé, s'approche de plus en plus du ciel et, au dernier moment, apparaît le clocher de l'église. Erigée sur une petite butte comme toutes les églises, à sa gauche le café où les hommes attendent pendant les enterrements. Dans ce pays, seuls les femmes et les enfants entrent à l'église chanter les morts. En face, un autre café, le cimetière non loin, à droite, en direction de Beaurepaire. Entouré de hauts murs de ciment, à quoi ressemble t-il aujourd'hui ? Y a t-il des arbres ? Je retrouverais la tombe les yeux fermés. Ma mère avait pour habitude de la recouvrir de petites branches de sapin vernissé qu'elle tuilait sur toute la surface, un peu avant la Toussaint. Elle restait ainsi verte, fraîche et propre jusqu'au printemps où on pouvait y déposer les premières fleurs.
Deux vases en étain. Une grande plaque : Aimé et Albert, les deux fils de la maison morts à la guerre et leurs médailles.





La photo de Gabrielle -dont je porte le nom- ma tante morte à quatorze ans de la maladie bleue. Mon grand-père mort en 54, quasi muet depuis son retour des tranchées. Ma grand-mère décédée en 76, dernière venue ici. Personne ne lui succèdera.


Le grand-père et la grand-mère

La grand-mère jeune pour son mariage

Ses deux autres fils sont enterrés bien loin de là, comme si la lignée s'était arrêtée. La dernière. Peut-être la tombe n'existe plus. Je n'y suis jamais allée voir, aucune envie de vérifier. Mes souvenirs sont ailleurs.
Mais cette tante Gabrielle à qui ma grand-mère m'assimilait et dont je possède un très grand portrait -le même que sur le médaillon de la tombe- me regarde souvent. Sa photo trônait dans le chambre où je dormais enfant, ses yeux très noirs, ses longues boucles anglaises brunes retenues par deux rubans, l'un noir l'autre blanc, la petite broche retenant le col de dentelle, sa robe blanche, austère comme une aube descendant à mi-mollets, ses bottines noires à boutons, ses mains sagement posées l'une sur l'autre sur son ventre et au-dessus de tout son regard triste et ses lèvres serrées me regardent encore et je ne détourne pas les yeux. Même le faux fond de colonnades ne parvient pas à masquer que c'est une petite paysanne pauvre et malade.


Gabrielle

Mes interrogations se sont si souvent accrochées à son regard, à chaque détail de la photo qu'elles y sont restées scotchées. Elle ne m'a jamais répondu et que lui dirais-je aujourd'hui à elle qui ne m'a jamais répondu ? Elle dort, nous n'avons aucun contact, n'en avons jamais eus. Seuls celles et ceux que j'ai connus vivants, que j'ai vu bouger, pleurer, boire, aimer, souffrir et travailler continuent à le faire autour de moi comme jadis ; ceux-là sont « mes » morts, ils m'entourent, m'accompagnent, me parlent, continuent à me transmettre. Les autres sont morts et bien morts. Je ne sens ni leur présence ni leur absence. Cette Gabrielle me regarde depuis son portrait mais elle demeure silencieuse comme une tombe.




1 commentaire:

Lin a dit…

les morts existent comme fantômes silencieux, mais que si on le veut bien !? magnifique texte