samedi 11 septembre 2021

Maison, ma belle Maison.

     Malgré le silence des murs, par-delà le bruit sourd des objets disparus...

     Elle avait revêtu une combinaison orange; aider à préparer  un déménagement nécessite un vêtement de travail mais n'exclut pas un brin de fantaisie. Pour les chaussures en revanche, le choix était plus limité, les chaussures de sécurité excluant absolument toute décoration, elles étaient sombres, moches, nanties d'une inconfortable coque d'acier intérieure, d'une semelle noire inusable, fortement crantée. Le tout était accompagné d'une élégante paire de gants: dos vert en tissu, les doigts et l'intérieur de la main en caoutchouc bleuté, de ce caoutchouc qui vous permet de saisir un objet lourd d'une poigne solide et sûre.

     Le portail vert s'ouvre au premier coup de sonnette, brzz, dring, je le referme et ça fait cling et même un peu clang, j'embrasse du regard l'ensemble du jardin, la glycine qui commence à étouffer le poteau de ciment de la rue, la treille dont deux grappes ont été sauvées du mildiou, la viorne aux cloches orange, là-haut le bac du compost et le pied de consoude, le banc, le cerisier gelé cette année;  quelques asters rescapés de la coupe franche font tâches violette dans tout ce vert, un pot de basilic dont je tâte les feuilles "hum" en attente de nouvelle adresse, il devrait bien s'y enraciner, puis sur la gauche le potager qui a demandé bien de la sueur pour devenir permacultivé. A l'intérieur de mes gants les doigts me démangent, je me dis que ma combinaison orange va attirer les abeilles, mais c'est plutôt la chatte qui vient dans ma direction, complètement affolée par ce qui se prépare.

     Bien protégée dans sa combinaison orange et ses  gants en caoutchouc prêts à s'emparer des objets les plus sales ou glissants, elle ne sait pas qu'il y a des choses qu'elle ne pourra pas soulever et emporter dans le camion de déménagement. Toutes les conversations, tous les échanges ou lectures  à voix haute qui ont eu lieu dans cette grande pièce et que les murs ont recueillis avec passion et dont ils gardent trace pour, peut-être un jour être mis à jour par une personnalité douée de pouvoirs particuliers. En attendant ce jour, le silence est recousu et la maison vidée. La chatte savait pourtant, il suffisait de lui demander.

     Elle décide de fermer les yeux et de ne se servir plus que de ses mains, elle ôte les gants verts en caoutchouc bleuté et  tâte les différents objets qui l'entourent, reconnaissant chacun d'eux, juste au toucher. Après plusieurs minutes de ce jeu-là, ses mains saisissent un objet étrange:  elle a l'impression de tenir entre ses mains la maison même où elle se trouve en ce moment. Oui, le toit y est, ses tuiles; elle sent les rangées de fenêtres, trois niveaux, c'est bien ça, le nombre de fenêtres y est; là, la porte d'entrée et celle de la cuisine. Elle glisse sa main par une des ouvertures et sent sous ses doigts un petit personnage qui se démène pendant qu'elle-même ressent un vif pincement au bras. Affolée, elle a peur de comprendre.

     Mais quel est donc ce jeu de maison gigogne?
Elle était venue, pragmatique, le coeur sur la main au creux des gants en caoutchouc, prête à en découdre et voilà que les mots contenus dans les murs se sont tous précipités dans cette maison miniature qu'elle tient entre ses mains. Elle se croyait attaquée et mordue par le silence et la voilà inondée par la tendresse immense et incommensurable de cette cascade de mots offerts au fil du temps, des années par des lecteurs à voix haute ou des amis qui refaisaient le monde. Toutes ces paroles chuchotées, confiées, données sont par alchimie, Grande Oeuvre, redonnées an centuple. Quelle métamorphose inouïe!

     Et la maison soupire. Elle a le coeur serré mais aussi chaud au coeur. Elle sait bien tous ces mots. Elle va leur trouver une place-cocon, une place d'où personne ne viendra les déloger. Tiens celui-là "ensemble", je vais le cacher entre les interstices des pierres  de l'escalier extérieur comme quand ils gravissaient tous les marches et qu'ils venaient  me titiller sur la table ou au creux des fauteuils  de la pointe leurs stylos affûtés; et celui-là "amis", je vais le glisser dans l'entrebâillement des deux lattes disjointes. Je lui colle à la peau "encore" et "écrire"pour qu'ils comprennent  que le temps ne s'arrête pas maintenant. Et dans l'encoignure d'une fenêtre, elle froisse le mot "fous-rires", elle l'entend autour de la table, il sortira de son trou quand on ouvrira les battants, inattendu et éclatant. Et elle égraine des mots, des mots du coeur, de la tête, de la pensée, du désir, de l'envie. Et ses cachettes se remplissent à en bâiller. Elle croise ses doigts satisfaite de leur aide. Elle ferme les yeux heureuse du travail accompli.  Elle attend.
D'autres mots viendront, elle le sait, rieurs, jeunes, alertes, impertinents peut-être. Alors elle sourit.