jeudi 6 novembre 2014

CINQ PERSONNAGES DANS UN MÊME LIEU

     Comment était- il arrivé là? Depuis combien de temps était- il là? Immobile. Hiératique dans son pardessus élimé. Aussi livide que les sillons étaient plombés. Les joues tout aussi flasques que la terre était molle. Hâve, les cheveux gris virant au blanc sale. Il avait dans les yeux ce je ne sais quoi de chagrin si lourd comme les gouttes de pluie qui commençaient à tomber et à le noyer dans ses souvenirs.

     Il scrutait l'horizon. Les étourneaux, les freux, les merles, aucun n'avait réussi à imprimer un quelconque mouvement à ses yeux perdus dans le temps. Ses mains dans les poches d'un bleu de travail blanchi par les répétitions des saisons, il dévorait l'espace, le regard fixé au- dessus des sapins là où les montagnes arrondies se perdent dans les ciels grisaillés. Il ne voulait plus la regarder cette terre qui le cassait, le mettait à genoux, serviteur servile des travaux et des heures qui foulaient sa chair chaque jour un peu plus.

     Il arriva un soir d'automne tel une marionnette dégingandée. Il s'assura que personne ne l'avait vu. Mais qui aurait pu remarquer cette silhouette étrange qui marchait en effleurant juste le sol alors qu'un vent violent pliait les arbres et les soumettait à rude épreuve. Une odeur de chien mouillé montait de la terre saignée à vif. Il écarta les feuilles putrides. Ses doigts sales, bien que gourds fouissaient adroitement les grumeaux sombres. Il creusa habilement un trou comme un animal traqué qui cherche à enterrer sa proie. Il tira de sa poche un petit carnet noir, écorné, la couverture fermée par un élastique flétri. Il l'embrassa longuement, sans doute pleurait- il à ce moment- là, l'enferma dans un sac plastique et le coucha délicatement au fond du trou. Quand il l'eut recouvert de terre, il bondit dans la nuit.

     L'enfant avait tellement couru que son pied heurta le premier caillou qui affleurait la terre fraîchement labourée. Il tomba. Même pas mal. Il regarda tout autour de lui. Des milliers de petits points noirs ou brun rouge, des colonies de fourmis qui lui vaquaient à fleur de menton, un mille pattes qui surgit de nulle part et s'enfuit sans demander son reste, un phasme, deux sauterelles, trois hannetons. Même pas peur. Il ferma les yeux, se remplit son nez endolori de toutes ces odeurs qu'il ne connaissait pas. C'étaient des odeurs joyeuses, des odeurs vives, colorées, des odeurs de printemps, des odeurs d'enfant. Même pas envie de rentrer. Quequ'un s'en rendrait compte bien assez tôt.

     Je suis là sans y être. La terre de mon grand père. Des poilus vont- ils surgir des sillons labourés? Va-t-il les accompagner dans ces tranchées improvisées? Pour qui sonnera le glas à la tombée du jour? Vais- je me jeter à corps perdu dans la bataille, à mon coeur défendant ou tourner le dos à ce passé, apprivoiser le bruit des canons, éviter la mitraille et laisser les obus siffler sans courber l'échine? Je suis là sans y être. J'avance les pieds dans la glaise d'octobre. Il a plu hier. Aujourd'hui il fait froid. J'aurais dû enfiler mes bottes pour fouler au pied les souvenirs épais qui collent et s'accrochent aux semelles. Il est seize heures maintenant. Une trouée dans le ciel. Un mouchoir de bleu. Le soir qui s'avance insidieusement allonge les ombres sur mon champ de bataille. J'ai les jambes lourdes, les paupières en feu et je guette. La trouée dans le ciel. Un petit bout de bleu qui m'emmène.

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