Les quatre planches de lambris
brisées sur la partie inférieure du mur, où la fenêtre découpe
un étroit carré de lumière, laissant affleurer la texture du
ciment, pourraient laisser penser que cette “petite pièce” est
en réparation. Sous la fenêtre, sertie de grosses pierres de
granite, s’encastre un vide, un trou béant mal calfeutré par une
table qu’épaule une étagère basse, d’un bois sombre, emplie de
livres à la tranche grise surmontée d’une esquisse de portrait.
Sur le rayonnage supérieur trône un ancien poste de radio avec
quatre gros boutons dans la zone inférieure et deux espaces
délimités par un liseré où se déchiffrent avec difficulté des
noms de villes d’ici et d’ailleurs et une sorte de toile sombre
et GO PO OC écrits en lettres majuscules. Un vase effilé portant
quelques brins de lavande et cinq épis de blé s’élève encore
plus haut. Face à la porte par où l’on pénètre dans cette
pièce, deux étagères de bois clair emplies de livres jusqu’au
plafond suffisamment bas pour que, les bras tendus, on puisse toucher
les poutres peintes en un blanc crémeux. Entre les poutres, les
planches sont recouvertes d’une vilaine moquette d’un vert
noirâtre, fatiguée , aggravant cette sensation d’écrasement et
d’oppression . Une porte en pacotille, peinte d’une couleur
sombre, emmène au-delà. Sur la partie gauche, l’autre versant de
la pièce, il fait très sombre et les livres accumulés en tous sens
sur d’autres étagères laissant présager un charivari de récits,
renforcent cette impression de bois noirs où l’on hésiterait à
pénétrer. C’est une pièce figée, faisant semblant d’exister,
mais qui en réalité n’est que traversée pour passer de l’univers
d’une cuisine à celui d’une salle à manger. Les rideaux de
dentelle ne frémissent pas, le soleil n’entre pas à cette heure
là et le silence, aussi resserré que les pages des livres joints,
empli d’un long passé, déploie sa toile et possède tout l’espace
. Sur le seuil de cette “petite pièce”, elle se tient interdite.
L’étrange
est immobile. Jusqu’à ce que se détache une forme, esquisse d’un
corps, long et lourd, allongé sur ce qu’on appelait autrefois une
méridienne, dans le recoin sombre de ce lieu. Forçant le regard,
elle distingue une silhouette dont la poitrine se soulève avec une
faible respiration, puis lentement une jambe s’anime, puis l’autre
et enfin un buste au souffle paisible se redresse. La perception
floue ne permet pas de distinguer qui est allongé là et reprend
vie. Un nom est au bord de ses lèvres mais elle ne prononcera pas.
S’ effleure alors la vision d’une multitude de corps se levant de
ce fauteuil, dans un ralenti de cinéma, – in the mood for love
– envahissant l’espace de cet instant de silhouettes grandes et
grises s’éployant les unes après les autres , ombres des ombres
se découpant puis s’estompant, se superposant sans que l’on en
distingue le sexe ou l’âge, animées de vies autonomes, mais dont
on sait avec certitude qu’elles ne sont plus, certaines depuis un
temps si lointain que cela glace d’effroi celle qui se tient là,
debout sur le seuil, les mains serrées sur le ventre, sans pouvoir
prendre parole. Au fur et à mesure que la lumière perd de son
intensité au-dehors, la densité de ces corps, qui s’élèvent du
fauteuil, prend du relief avant qu’ils ne se fondent dans d’autres silhouettes
qui s’animent à leur tour et dont elle n’a aucune idée de qui
ils peuvent bien être. Elle se tient là, sans chercher à fuir,
avec une sensation étrange de sang venant pulser sur le bout des
ongles, ne sachant plus si elle a chaud ou si le froid la gagne. Elle
se sent glisser dans un rêve qui ne lui appartient pas, une vision
qui prend toute la place et dont elle ne pourra s’affranchir qu’en
déposant des mots qui contourneront les obstacles dans son carnet
noir, celui qui sert à ça, à recueillir les linéaments d’une
cartographie mentale s’effilochant entre divers temps où ces hommes et femmes sans âge retourneront pour
retrouver les rives d’un monde qui n’est plus, même si, sur le
fronton de la porte d’entrée une inscription résonne comme un
coup de poing: Le passé présent.