vendredi 18 janvier 2019

L'homme à la redingote

C’est un jour dans visage, un de ces jours habillé de grisaille où la lumière peine à traverser les carreaux de la fenêtre de la cuisine. Ce n’est pas encore la nuit, mais ce n’est déjà plus le jour. La fillette, assise sur sa petite chaise a désormais de la difficulté à distinguer les points de dentelle qu’elle doit réaliser si elle veut terminer son ouvrage en ce jour. Un feu lance de petites flèches denses et brèves au sein de la cheminée. La lumière se concentre sur cette partie de la pièce, laissant glisser le reste parmi les ombres. La petite fille est seule à faire cliqueter les fuseaux; elle attend le retour de sa mère qui a laissé son carreau sur la chaise à côté d’elle. Dans l’angle opposé à la cheminée, la grande horloge n’en finit pas de dépecer le temps et de rappeler à l’enfant qu’il lui faut se hâter. Derrière elle, posée sur la table, se laisse deviner une tourte libèrant cette odeur si particulière de pain chaud qui parvient à se diffuser au-delà du torchon à carreaux qui la recouvre. Le balancier du temps déterre le silence alors que au-dehors le vent s’est levé. La fillette, dans un soupir, pose son regard sur les flammèches qui pétillent et oublie son ouvrage.
Son esprit s’accroche à une étincelle, puis une autre. Elle a dépassé la frontière de son être et se retrouve dans un monde où on ne parle pas, mais où l’instant est fait d’incandescence. C’est peut-être un autre réel, aux contours indécis, passé au tamis du songe, à la croisée d’un dedans et d’un dehors: promesse d’un possible. Elle lève un peu la tête pour suivre une étincelle qui a jailli plus haut et c’est là qu’elle l’aperçoit: un homme qu’elle dira âgé, comme un grand-père, grand et maigre, flottant dans un manteau long et sombre, chaussé de bottines à lacets comme elle n’en a jamais vues et d’un chapeau haut planté sur le sommet du crâne. Il se tient, si grand, sur l’escalier qui conduit vers la grange et il semble descendre, bien qu’absolument immobile sur une marche à mi-parcours. La fillette se recroqueville sur sa chaise, laisse tomber son ouvrage au sol, et aucun mot ne peut transpercer la barrière de ses lèvres. Ses jambes devenues molles, elle ne peut inscrire la fuite dans le domaine des possibles. Elle se sent rapetisser alors même que l’homme semble s’amplifier. Il ne parle pas, mais sourit, cherchant à capter son regard. Cela ne se peut. D’un geste brusque , elle recouvre son visage de sa veste et s’enroule sur elle-même comme un animal… Lorsque sa mère revient, elle trouve sa fille ainsi. La petite est encore terrifiée, mais arrive à poser quelques mots sur ce qui vient de lui arriver. Sa mère la rassure rapidement, sans s’inquiéter vraiment; il y a tant à faire dans la maison. Plus tard, des jours après, à l’école dans un livre, elle posera son doigt sur l’image d’un homme figé en redingote et chapeau haut de forme et dira: c’est lui qui est venu me voir.

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