dimanche 29 avril 2012

"recomposition"

texte recomposé à partir des "exercices" de l'année et suite aux séances de lecture-travail:


Silencieuse histoire de ville, de voies, de monts, d'impasses et de demi-tours, dans le flux et les marées de nos vies. J’ai déménagé dix fois, tu as quitté la ville pour une montagne neigeuse dans une grande maison remplie d’enfants. Il y eu parfois des clairs de lune festifs, des rencontres pudiques. Alors nous émergions l’un à l’autre comme deux élégants souvenirs. Un jour, il fallu redescendre de la montagne. Tu m’as dit que tu étais comme le petit prince semant des cailloux de diamant pour retrouver le doux renard que tu avais perdu. La ville devint pour toi un désert sablonneux, brutal et sec. Tu disais qu’elle t’enserrait comme un serre-tête et que les statues de la place se moquaient de toi. Dans leurs poses lascives, leurs silhouettes fondantes sous la pluie te rappelaient celle du renard égaré que tu cherchais, et tu avais froid. Mes pas devinrent incertains. Un soir, il y eut une brutale panne électrique. Ces rues que je croyais connaître les yeux fermés devinrent étrangères. J’étais dans une ville d’Asie bouillonnante, sans éclairage public, sans le son des ordinateurs, des percolateurs, des alarmes, des salles de cinéma, des caisses enregistreuses. Sans lumière, la rumeur des voix  et des chuchotis se fit vacarme. Je crus devenir sourde. Plus tard, les odeurs s’élevèrent. Souffres et charbons. Cétones et essences. L’asphalte dégurgitait l’acidité du gaz et des vapeurs de tabac. Un crachin d’hiver commençait à tomber lentement. Tu étais à côté de moi. C’était comme une fin de monde sans aube. J’espérais le retour du soleil qui te redonnerait l’usage de la parole, de l’agitation, de la joie. J’espérais que la ville se laisserait de nouveau dévorer, dompter. Souillée mais pullulante. J’espérais la pluie qui ferait mourir le présent. Je te parlais de la pluie-confetti sous laquelle les corps s’affinent, les maquillages suintent, les masques s’avachissent. J’espérais que les jardins fanés renoueraient avec leur luxuriance. Tu me croyais.

Tu allais mieux.
Je distinguais à nouveau les façades orangées sous le lever du soleil, rayées par l'ombre du fil électrique. Illusion d’optique du contre-champ automnal. Ton corps diaphane s’épaississait. La légèreté du vent dans les tasseaux sifflait une sonate hip-hop improvisée. Il fallait remettre les mitaines, Vulcan ne chauffait plus. Les débris du feu se mêlaient à ceux des verres dans une gare abandonnée. L’horizon était clair mais gelé. On entendait au loin le sifflet d’un train fantôme. Un dimanche, je te montrai notre ancien quartier. Il était aussi fragile que moi, que toi. Ces immeubles qui connurent l’implosion, tu ne les reconnus pas. Les lueurs grises des fenêtres brisées, les cris étouffés dans les appartements, ces vieux sur un banc avec leurs poches sous les yeux, l’espoir des rires d’enfants, le chant grinçant d’un volet. Dans ce quartier bouleversé, tu me dis palper le désir des corps éreintés. C’était beau. Je te le dis, tu ne répondis pas. Je te racontai la place qui fut le parvis des grèves, le parvis du marché du dimanche matin, le parvis des fêtes de quartier, un parvis pour les manèges lors des vogues de printemps, maintenant un parvis dépeuplé, esseulé, un parking. Devant la tour, j’évoquai le saut de l’ange gisant douze étages en contrebas, dégoulinant de sang, tu changeas de conversation, j’en fus confuse. On repartit en humant les effluves des spécialités du cru dominant les relents de la pisse des allées, de la craie, de la javelle impuissante.

On rentra à la maison. Pour la première fois tu me contas tes voyages. Tu dis souhaiter retrouver le pont de Michel-Ange, et peut-être ce vieil homme assis sur sa natte, que tu regardas,  hors du temps. Un pont sans ombre ni jardin, un pont suspendu comme ta voix qui prononce ces mots joyeux. Il enjambait les siècles et les eaux stagnantes, le cimetière arménien, le cargo toscan et les villas coloniales. Ce pont, dis-tu encore, faisait marcher la tête en bas, alors tu t’agenouillais pour surprendre le vide, bras ouverts collés à des ailes invisibles. Tu distinguais des méduses dans les tréfonds, ton estomac avait faim, tu t’en souviens. Et puis, sans émoi, sans bruit, tu perdis de vue le vieil homme. Soudainement, tu me posas la question que je redoutais, que j’attendais, que je suppliais. La question qui nous fait reculer au bord de la falaise depuis des années, qui fait fermer les yeux la nuit pour ne pas voir les ombres grises. Il y a longtemps, dans la rue, dans notre vieux quartier, il te semblait entendre un nom sur ton passage, la "Grande Beausseigne". Tu ne comprenais pas. Ce nom t’habitait pourtant, s’incrustait malgré ton refus. Je te pris dans mes bras, te serrant très fort, trop, tes petits membres luttèrent pour reprendre l’espace. Pour adoucir ma maladresse, je te soufflai l’histoire de la taupinière que nous nous racontions tant et tant, avant, bien avant. Tu te souvenais cette quête pittoresque des parents-taupes qui avant engagé un détective pour trouver un bon mari à leur fille-taupe : ces maris présumés furent tour à tour un soleil merveilleux mais il s’éclipsait au moindre nuage, un nuage suave  mais il se délitait au moindre vent, un vent fort mais il disparassait aussi vite qu’il était venu... tu riais. Et tu me criais : « le mari-taupe est le meilleur, rappelle-toi ! Il ne s’envole jamais, ne disparaît pas, ne brille que par le gris de sa fourrure ».
Des gens t’appelaient la Grande Beausseigne, ne voyant pas ta grâce comme ils n'auraient jamais pu admirer le mari-taupe, ils se moquaient parce que tu es née trop tard, parce que tu demeuras dans mon ventre retenue, suspendue la tête en bas. Mes contractions ne contractaient que les nerfs des infirmières. Peut-être que le dehors avec le soleil, le vent, le nuage n’avait pas ta confiance. Tu t’agrippais aux étoiles, attendant le bon moment qui tardait. Ton minuscule corps n’était que langueur, alors on a cru que tu avais oublié de naître. On pensa à autre chose.  Enfin, un matin, vers 6h, au rythme du fleuve drainant des détritus, tu as glissé dans le lavabo tendu par la sage-femme. Surprise, elle a failli rater son geste. Tu exaltais ta chair de faïences blanchâtre et fissurée. Tu étais étoile et tout brillait dans la chambre.

Tu ne t’appelles pas la Grande Beausseigne. Souviens-toi toujours. Tu es Astrig. Les mauvaises langues ont crié dans le quartier que tu resterais fissurée. Tu ne compris jamais ce mot. Je ne te l’expliquai jamais. Bébé, tu faisais des bulles dans la baignoire. Vers deux ans, tu jouais à tourner sur toi-même jusqu’à tomber au sol. Tu chantais à tue-tête toute la journée. Tu parlais à tous et à toutes. Mais à l’école, les maîtresses n’ont pas supporté ces mots et ces chants de sirène. Elles m’ont dit qu’il y avait une grande maison remplie d’enfants, sur une montagne neigeuse. Une route solitaire conduit les gamins perdus vers ce refuge chaleureux. Certains petits sont adoptés par de doux renards. A moins que ce ne soit l’inverse. Et puis, un jour, l’enfant et le renard sont grands, le renard repart dans la forêt et retrouve ses frères et soeurs, l’enfant redescend dans la ville et se serre dans les bras de sa maman, il pleure, et puis il chante à tue-tête, il parle à tous et toutes, il fait des ronds et des bulles, et crache s’il en a envie.

Dans mes bras, tu es venue. Tu as pleuré plusieurs heures, sans que la faim et l’épuisement ne viennent à bout des sanglots. Ton visage était lourd sur mes genoux. Tes jambes repliées sur le canapé. Tu m’as parlé de ton renard, longtemps. Tu m’as réclamé des photos de mes appartements, de notre quartier, tu voulais que je te chuchote le nom des rues et de toutes les places de notre ville. Peu à peu, au rythme de ta sage lenteur, tu as relevé la tête. Tes sons étouffés se sont organisés: ils me promettaient un pont suspendu, là où les basiliques sans christ jouent à cache-cache, où on retrouverait le vieil homme, sans espion pour nous observer, sans médiateur pour nous rassembler.  Le ciel est courbe ce soir. 

3 commentaires:

Marie, Pierre a dit…

itinéraires croisés et consistants, tout est fondu et pourtant en relief. ça ma plaît. il y a cependant un certain cheminenment que je ne comprends pas entre un masculin et un féminin. à voir au prochain atelier si je suis bouchée et je vais relire pour voir si ça s'éclaircit. Il faudra aussi l'entendre.

Lìn a dit…

j'ai pu laissé des accords au masculin, je relis je ne les vois pas mais parfois on n'arrive plus à se relire. Sinon "le petit prince" est masculin ou féminin (tout comme l'enfant), c'est pour le lien avec le renard, "petite princesse" aurait fait trop mignonnette à deux balles et c'était pour maintenir le "suspens", hi hi.
PS : avec le nouveau format je n'ai pas su (ou vu) comment remettre les "intitulés" (en bas).

Lìn a dit…

j'ai pu "laisser" of course !