Quand je suis allée pour
la première fois écouter Hélène Cixous à La Maison Heinrich
Heine à la Cité Universitaire Internationale de Paris, j'avais déjà
lu un certain nombre de ses livres. Ils m'avaient tellement
bouleversés que je voulais l'entendre. C'était en 2005, elle avait
invité ce samedi-là J J Lemêtre, musicien au Théâtre du Soleil
et ils se sont livrés à un drôle de jeu : elle parlait, il
l'écoutait, nous buvions ses paroles, il les traduisait en rythmes.
Nous avons vécu ce jour-là à quel point chacun d'entre nous est
une caisse de résonnance, qu'entre deux notes, il y a un trou, un
vide, une discontinuïté, vie/non-vie, comme dans la vie, que la
surprise -là réside la jouissance- ne peut venir que de
l'irrégularité, de ce qui nous fait faux bond, de ce qui se dérobe
par rapport à ce qui est attendu. Depuis, j'organise mes voyages à
Paris en fonction des dates de ses séminaires. Aussitôt installée
sur ma banquette dans le train du retour, c'est dans l'URGENCE que je
me jette sur mes notes, pas une minute à perdre. Ne rien oublier,
pas une parcelle, une intonation de ce qu'elle nous a offert.
Contrairement à mon habitude d'extrême synthèse dans mes prises de
notes, je tente de noter in extenso de peur que le miroitement de sa
langue disparaisse, qu'il ne reste plus que l'étang (le temps) sans
l'enchantement. J'y retrouve à chaque fois la même exaltation, le
même frissonnement. Les
marges de mes notes sont pleines d'annotations (pensées ?
fulgurantes), où trouvé-je le temps de noter tout cela, tout en
l'écoutant, quel est cet état de transe qui multiplie mes capacités
?
A l'écouter, sa pensée
qui vole, me transporte en pays de rêves : une porte s'ouvre,
j'étais là, il y a un instant et hop, je suis ailleurs et derrière cette porte, une toute autre scène, des pans entiers du décor disparaissent (ses mots déploient,
ramifient), tout se répond, se métamorphose, l'un est dans l'autre,
jamais fini, j'hésite, où en es-t-on ?, dans quel instant, en quel
lieu ?, tout se divise, vacille, chaque mot est à double (triple …)
sens, en transformation.
A l'écouter, je suis
hantée, (dont la racine est haim : hameau qui a donné heim : chez soi, Heimat : patrie,
non, intraduisible ; Heimweh : le
mal, l'absence du heim, l'absolue perte
et non la nostalgie) donc habitée, obsédée, peuplée, animée, poursuivie,
possédée par le grand souffle de la littérature, tout
résonne en une déflagration, la même qu'à entendre inopinément
cette langue allemande que me parlait ma mère, la même fascination
que devant ces traces d'escargots découvertes les matins d'été sur
ma terrasse, et qui scintillent, chatoient et disparaissent selon mes
regards.
Ces
jours-ci, je découvre les livres de Bertrand
Leclair.
Après avoir dévoré « Malentendus »,
je choisis « Les
rouleaux du temps »
pour sa quatrième de couverture qui m'a fait signe : « Ce que
ça nous fait, ce que ça peut bien nous faire, la littérature, ici
et maintenant, à tous et à chacun » écrit-il et sur les onze
chapitres plus un, je me précipite bien sûr sur le X°, celui
intitulé « Le
jour où je n'étais pas là »
d'H Cixous. Précipitez-vous pour lire ce livre, je ne vais
malheureusement ne vous en dévoiler que quelques phrases.
Introduction : Puissance de la littérature
« Tout le livre est hanté par une idée insaisissable de ce
qu'est le livre, de ce qu'il peut-être et donc de ce qu'il doit
viser à être, « le » livre, celui qui n'existera jamais
-qui ne sera jamais dans le livre, mais ne sera jamais nulle part
ailleurs que dans l'ensemble des livres qui lui donnent vie, celui
que l'on n'écrira ou ne lira jamais, mais qui nous fait lire et
écrire des livres. »
Chapitre X :
« Chaque phrase
bouscule la précédente et, libérant le sens de la prison des
stéréotypes, demande à être entendue dans toutes ses
ramifications, demande à être dépliée d'une façon neuve par
le lecteur qui, plus que de commenter, ne peut que se lancer à son
tour dans l'aventure du langage qu'elle met en scène, raconte, joue
et rejoue sans cesse au grand théâtre de la vie. ….
… De
fait, c'est aussi en tant que lectrice incomparable qu'Hélène
Cixous est présente dans tous mes livres. Lectrice, elle incarne à
mes yeux un rapport vivant à la littérature et à la langue, un
rapport exceptionnel dont elle témoigne lorsqu'elle plonge dans les
Carnets de Marcel
Proust pour en déployer tous les enjeux, en extraire une phrase qui
pouvait paraître anodine mais dont elle fait miroiter les mille et
une ramifications au secret du texte, et voilà le tapis des
significations qui s'envole devenu magique : voilà le tissu de
signifiants qui décolle du réel pour le laisser un instant
apparaître à qui veut le voir (puisque le texte est toujours un
textile : un maillage sur la trame du vivant).
Elle
lit, comme elle écrit, ou vice versa, et je pourrais dire avec
autant de naturel apparent
: au grand vent de son souffle elle soulève les voiles du
signifiant, dépliant sans cesse la langue pour l'empêcher de se
figer aux plis amidonnés que les communicants de toute nature
veulent toujours lui imposer. Son écriture, au bout du compte, n'a
peut-être pas d'autre enjeu que de nous initier à la « lecture
secrète » dont je parlais, de vraiment
nous apprendre à lire, en somme, on y revient. C'est à dire, non
pas nous apprendre à lire ses livres (ce qu'elle fait aussi, bien
sûr : les grands livres sont ceux qui inventent leurs lecteurs),
mais nous apprendre à lire le monde, à lire nos existences, à
déplier nos propres histoires dans lesquelles nous enfermons le
récit de nos petites vies, à déplier le tissu où s'entremêlent
tout ensemble l'intime et le collectif, l'un et l'autre
« inlisibles » d'être tramés. »
Il
est des textes qui brûlent.