En haut à gauche, un
long ruban bleu effectuant une large courbe à droite ; « mon »
fleuve, celui que de notre fenêtre, j'ai contemplé dès ma
naissance et qui demeure LE fleuve. Sinon, du vert, beaucoup de vert,
comme les bois que nous avons traversé chaque dimanche pendant des
années et beaucoup de blanc, buttes, prairies où paissent des
troupeaux de vaches, zones déboisées où s'étalent des villages
généralement le long de routes ou de chemins. Aucune grosse
agglomération, de simples bourgades, une zone essentiellement
rurale, cela saute aux yeux. Ni montagne, ni voies ferrées, peu de
grandes routes. Une campagne sans traits remarquables, au premier
abord assez peu élevée et encore très boisée. Souvenirs et carte
collent tellement que j'en suis étonnée. Je m'y attendais si peu,
convaincue de l'abstraction d'une carte par rapport à la richesse
des paysages qu'elle est censée représenter. Oui, la moitié du
voyage dans ma mémoire est marquée par des traversées de bois,
bois de feuillus que je ne pourrai pas appeler forêt car nous en
sortions assez rapidement pour y entrer à nouveau après quelques
kilomètres et aussi parce qu'ils n'étaient pas vraiment sombres
mais verts, verts comme ce vert-clair de la carte ; des feuillus,
châtaigniers, hêtres, noyers, frênes, chênes sous lesquels
poussaient en automne girolles, trompettes de la mort, charbonniers
sous les bogues de châtaignes dont nous remplissions de grands sacs
de jute. Nous parcourions ces trente kilomètres en un peu plus d'une
heure avec une vieille traction, plus tard avec une Dina Panhard et
lorsque nous abordions ces trouées blanches, c'était comme si nous
rentrions dans la lumière ; mon père prétendait qu'il allait
ouvrir les ailes de la voiture et la carte me fait exactement cet
effet : on prend son envol dans le blanc, on respire à fond, on
retient son souffle et on décolle. La ligne rouge de la route n'est
même plus nécessaire. La partie la plus sombre se trouvait dans la
seconde partie du voyage, des bois noirs, serrés, d'autant plus
noirs qu'ils étaient peuplés de charbonniers que l'on apercevait
parfois autour de leurs feux, sacs de jute sur la tête, visages
machurés par le charbon de bois qu'ils confectionnaient, vivant dans
des cabanes d'hommes des bois. J'étais effrayée par la pensée que
mon père – qui avait souvent des idées saugrenues – puisse un
jour avoir envie de s'y arrêter.
Je découvre à explorer
cette carte IGN à 1/25 000 de façon plus attentive que je suis
incluse dans ces étendues vertes et blanches. J'y ai laissé quelque
chose de moi ou peut-être l'inverse, quelque chose de ce paysage
s'est inscrit en moi.
Je ne suis ni une
montagnarde, ni une fille des côtes mais bien de ces collines et de
ces bois clairs ; en l'examinant ainsi, deux cartographies se
superposent, je ne sais plus ce qui distingue l'espace intérieur de
l'espace extérieur. Une part de moi-même est engluée dans ces
paysages doux. Durant toute ma jeunesse j'ai voulu m'en extirper,
voulu découvrir autre chose, partir, tourner le dos. Aujourd'hui je
ressens le besoin, le plaisir d'y creuser un sillon, de retrouver un
chemin, sans nostalgie ; juste du vert pomme et du blanc, tendre,
calme, apaisé, équilibré. Tel m'apparaît ce que j'ai sous les
yeux.
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