(Remake issu
de la lecture de Rainer Maria Rilke, « lettres à un jeune poète »,
Nrf, Gallimard, 1993. La lettre est celle du 23 décembre 1903, p. 73-83 de cette édition). je viens de découvrir et de lire sur le blog à l'instant (30oct 17h) vos travaux de 2010 sur les lettres en lien avec Rilke et même (!!!) avec cette lettre du 23 déc; merci à Ange-Gabrielle de me l'avoir signifié ce matin; j'ai 3 ans de retard...)
29 juillet 2003
Mon cher monsieur Nellic,
Il
ne faut pas que vous restiez sans un mot de moi alors que le mois d’août
approche et que la solitude, au milieu de la ville désertée, vous pèsera
davantage qu’à l’ordinaire. Mais si vous remarquez qu’elle est plus vaste que
d’habitude, réjouissez-vous, car que serait la solitude sans grandeur ? Il
n’y a qu’une solitude, elle est lourde, et il n’est pas facile de la supporter,
il arrive à tout le monde de vivre des heures et des jours qu’on voudrait
échanger contre une présence même banale, anodine, fût-elle avec le premier
venu, avec la personne la plus indigne. Mais dans ces jours, la solitude ne
fait que croître, elle est douloureuse, elle endolorit le corps et l’âme même de
la personne la plus volontaire. Que cela ne vous abuse pas. Ce qui est
nécessaire, c’est seulement ceci : la grande solitude intérieure. Pénétrer
en elle, voilà à quoi il faut parvenir. Rester seul, lorsque les autres autour
de vous vont et viennent dans des affaires sans importance, paraissent très occupés, très entourés. Mais quand on s’aperçoit que leurs agitations sont vaines, et qu’ils n’ont que peu de lien avec la vie,
pourquoi continuer à les envier ? Observez-les à partir d’un œil neuf,
sans les mépriser.
Pensez,
cher Monsieur, au monde que vous portez en vous, à vos souvenirs, à vos
conceptions de votre avenir, aux scènes que vous vous inventez, là, étendu sur
votre lit, face à votre bureau, ou en marchant. Ces pensées et les sensations
qu’elles suscitent doivent attirer toute votre attention et avoir le soutien de
tout votre amour. Ne perdez pas votre temps et votre énergie à expliquer aux
autres votre vie intérieure, elle les effraierait, ils la confondraient avec leur anxiété et vous couperaient la parole.
La
condition dans laquelle il vous faut vivre maintenant est débarrassée de tous les préjugés.
Et puis, ce
que vous éprouvez, cher
Monsieur Nellic, vous l’eussiez éprouvé un jour ou l’autre, quand l’aube de la
vie ébauche ses ombres.
Vous
voudriez croire en Dieu, mais n’y parvenez pas. S’il n’était pas
déjà là dans votre enfance, ni plus tard, dans vos visites des temples, c’est
que vous ne le possédez pas, tout simplement. Il a
toujours été absent, alors à quoi bon le quêter ? Ne le déplorez pas. Qu’est-ce qui vous empêche de
l’inventer, de le voir dans cet arbre dont vous êtes la feuille, dans ce lac
dont vous êtes une ridule ? Construisez-le, il n’attend que votre
présence, pour exister enfin.
Vous
soulevez dans votre lettre une "épreuve" qui
vous "engloutit au fond de l’abîme", écrivez-vous. La rupture avec votre ami. Elle vous a pris au dépourvu tant votre amour – dites-vous - était transgressif, inexplicable,
un coup de foudre qui vous a donné la force de rompre avec votre famille, qui
vous a aussi éloigné de votre sœur tant aimée qui ne veut plus vous voir. Que de
sensations et de mots convenus mon jeune ami ! La transgression,
l’inexplicable rapprochement des corps, ne se pensent et ne se vivent que parce
qu’ils sont bornés, normalisés, tout un
chacun est amené à ressentir ce que vous ressentez,il n'y a rien d'intime, en cela, d’autres que vous, avant vous (des amis, la littérature, le
cinéma…) vous ont appris à désirer ce désir-là.
Ne rejetez toutefois pas le désir. Il est
l’espace de votre solitude. Ce qui lui donne une issue, un
futur, sa sensualité.
J’ai
75 ans. Je n’associe plus d’objet au désir, il est en moi, et son espace demeure intact,
vierge. Je ne puis plus compter sur les apparences, voyez-vous, je ne suis plus
quelqu’un dont on dirait qu’il est séduisant. Mon corps faillit souvent, il a
ses propres maux. Mais qu’est-ce merveilleux de vieillir ! Les dés sont
jetés. On ne peut plus tricher.
Les
années passées ont été pour moi un combat pour admettre la solitude,
vivre avec elle, l’apprivoiser. M’en faire une amie. J’ai longtemps lutter,
chercher l’âme sœur, la complice, l’Amie.
Là.
Dehors.
Chez
les êtres qui me rassuraient, chez des femmes conformées aux désirs des hommes. Maintenant, je conçois
que j’étais conventionnel, irrésolublement.
Et je
restais passionné par la présence vacante, par la lueur vacillante du désir de
mon désir. Je ne l’aimais pas cette femme sans condition, je ne la comprenais pas, je ne voulais
pas entendre sa voix qui me ramenait à ma solitude. A mon désir sans objet, sans elle.`
Vous
êtes jeune mon ami, vous avez cette chance de pouvoir gagner du temps,
d’apprendre vite. Votre solitude est votre maître. Exigent. Mais bienveillant.
Réjouissez-vous
de vivre ce mois d’août. Abandonnez-vous.