Des années durant, j'ai
accumulé des objets.
Enfant - papiers colorés, coquillages,
perles, feuilles et soies des épilobes dont je remplissais les
marrons que mon père évidait et taillait pour en faire de
minuscules berceaux rembourrés … , tout cela rangé précieusement
dans des boîtes sous mon lit-.
Puis, ce furent des
objets plus pérennes, non pas de plus de valeur affective mais moins
périssables et industrialisés : petites bagues, livres, crayons,
carnets, cahiers, billets d'amoureux … Quand les personnes aimées
commencèrent à disparaître autour de moi, je fis vivre leurs
plantes, collectionnais leurs objets, vases, bibelots, photos,
lettres. Dans ma famille, je suis l'objet de risée « Annie et
ses petits objets ». Pas un besoin de remplir, en tout cas pas
conscient, mais un bien-être de me sentir entourée de ces objets
qui me parlent d'un lieu, d'un ami, d'une époque, d'un sentiment.
Plusieurs évènements -cambriolage, incendie- me démunirent de
beaucoup d'entre eux auxquels j'attribuais une valeur vitale et sans
lequels je vis très bien, parfois même avec un certain soulagement.
Plus heureuse de penser à eux, de les revoir en pensée que de les
posséder. Ils ne m'apparaissent que plus précieux, plus évocateurs,
en faire le tour en pensées ou en rêves me fait découvrir beaucoup
plus de leurs attraits que lorsque je les avais sous les yeux. Je vis
avec eux, ils sont en moi, me constituent et ne sont plus muséaux.
Peut-être est-il là le
secret des objets ? Quand on les a perdus, croit-on, et qu'ils sont
en nous, chair de nos rêves, chair de nos vies, toujours efficaces,
dont on n'a jamais fait complètement le tour, indispensable alchimie
agissante en nous.
Depuis quelques années,
j'ai souvent l'intention de faire le vide, un grand ménage, faire
rentrer l'air pour qu'il circule mieux à l'intérieur, désemcombrer.
Impossible de m'y résoudre. Le geste ne vient pas, je ne peux
résolument pas me défaire d'eux. Il faudra que ce soit eux qui se
défassent de moi. Par la grande vieillesse … par le retrécissement
forcé de l'espace … par … ?? Je l'ignore encore mais je sais que
ça se passera ainsi, je le sais.
Récemment, sur ma
demande réitérée, nous avons repris une concession familiale dans
le cimetière de Bourdeaux. J'ai maintenant un lieu où iront mes os,
mon corps. Je le voulais. Je voulais le voir, savoir où il serait,
le choisir. Cette tombe est minuscule, entourée de fines grilles en
fer forgé, ornées de trois petits coeurs de métal émaillé, sous
des chênes, tout en haut du cimetière en étages, surplombant le
Roubion. Je n'y veux pas de pierre, pas de caveau, simplement la
terre, que mon corps nourrisse quelques plantes. Aucun objet, un
thym, un romarin, les plantes aromatiques les plus courantes,
quelques fleurs sauvages et vivaces pour un peu de couleur. Ce sera
une autre phase de ma vie : après avoir été objets de mon désir,
les objets disparaîtront. Je n'aurai plus alors besoin de chercher
chaleur, affection et confiance comme dans l'enfance ; identité,
sens à la vie comme dans mon adolescence ; affirmation, premiers
regrets, premières souffrances comme dans ma vie d'adulte ; ou
attachement à un passé regretté et précieux comme aujourd'hui.
Je serai enfin zen, il me
poussera des plantes au bout des orteils, dans les oreilles et les
cavités oculaires. Je n'aurai jamais été aussi vivante, le vent
fera vibrer mes jeunes pousses et la pluie éclater mes couleurs.
J'entendrai bruisser le vent, murmurer le Roubion et je pourrai enfin
profiter des longues nuits d'été vibrantes d'étoiles et des longs
hivers bien au chaud sous une épaisse couche de neige. Désencombrée
de tout, des objets, de moi-même, du temps, j'aurai l'éternité
pour profiter de tout ce que j'ai toujours remis à demain faute de
temps, faute de place.
En attendant, cette tombe
sera un lieu privilégié de balade rêveuse : J'ai encore de longues
années de rêveries créatrices et je me vois bien, l'été, aller
bronzer sur ma tombe, quelques livres en main, mon appareil-photo
dans l'autre, pour, -allongée sur le dos- pendant de longues heures,
regarder se déformer les nuages et les fixer en numérique.