lundi 13 mai 2013

Le plein et le vide



Des années durant, j'ai accumulé des objets. 
Enfant - papiers colorés, coquillages, perles, feuilles et soies des épilobes dont je remplissais les marrons que mon père évidait et taillait pour en faire de minuscules berceaux rembourrés … , tout cela rangé précieusement dans des boîtes sous mon lit-.
Puis, ce furent des objets plus pérennes, non pas de plus de valeur affective mais moins périssables et industrialisés : petites bagues, livres, crayons, carnets, cahiers, billets d'amoureux … Quand les personnes aimées commencèrent à disparaître autour de moi, je fis vivre leurs plantes, collectionnais leurs objets, vases, bibelots, photos, lettres. Dans ma famille, je suis l'objet de risée « Annie et ses petits objets ». Pas un besoin de remplir, en tout cas pas conscient, mais un bien-être de me sentir entourée de ces objets qui me parlent d'un lieu, d'un ami, d'une époque, d'un sentiment. Plusieurs évènements -cambriolage, incendie- me démunirent de beaucoup d'entre eux auxquels j'attribuais une valeur vitale et sans lequels je vis très bien, parfois même avec un certain soulagement. Plus heureuse de penser à eux, de les revoir en pensée que de les posséder. Ils ne m'apparaissent que plus précieux, plus évocateurs, en faire le tour en pensées ou en rêves me fait découvrir beaucoup plus de leurs attraits que lorsque je les avais sous les yeux. Je vis avec eux, ils sont en moi, me constituent et ne sont plus muséaux.
Peut-être est-il là le secret des objets ? Quand on les a perdus, croit-on, et qu'ils sont en nous, chair de nos rêves, chair de nos vies, toujours efficaces, dont on n'a jamais fait complètement le tour, indispensable alchimie agissante en nous.
Depuis quelques années, j'ai souvent l'intention de faire le vide, un grand ménage, faire rentrer l'air pour qu'il circule mieux à l'intérieur, désemcombrer. Impossible de m'y résoudre. Le geste ne vient pas, je ne peux résolument pas me défaire d'eux. Il faudra que ce soit eux qui se défassent de moi. Par la grande vieillesse … par le retrécissement forcé de l'espace … par … ?? Je l'ignore encore mais je sais que ça se passera ainsi, je le sais.
Récemment, sur ma demande réitérée, nous avons repris une concession familiale dans le cimetière de Bourdeaux. J'ai maintenant un lieu où iront mes os, mon corps. Je le voulais. Je voulais le voir, savoir où il serait, le choisir. Cette tombe est minuscule, entourée de fines grilles en fer forgé, ornées de trois petits coeurs de métal émaillé, sous des chênes, tout en haut du cimetière en étages, surplombant le Roubion. Je n'y veux pas de pierre, pas de caveau, simplement la terre, que mon corps nourrisse quelques plantes. Aucun objet, un thym, un romarin, les plantes aromatiques les plus courantes, quelques fleurs sauvages et vivaces pour un peu de couleur. Ce sera une autre phase de ma vie : après avoir été objets de mon désir, les objets disparaîtront. Je n'aurai plus alors besoin de chercher chaleur, affection et confiance comme dans l'enfance ; identité, sens à la vie comme dans mon adolescence ; affirmation, premiers regrets, premières souffrances comme dans ma vie d'adulte ; ou attachement à un passé regretté et précieux comme aujourd'hui.
Je serai enfin zen, il me poussera des plantes au bout des orteils, dans les oreilles et les cavités oculaires. Je n'aurai jamais été aussi vivante, le vent fera vibrer mes jeunes pousses et la pluie éclater mes couleurs. J'entendrai bruisser le vent, murmurer le Roubion et je pourrai enfin profiter des longues nuits d'été vibrantes d'étoiles et des longs hivers bien au chaud sous une épaisse couche de neige. Désencombrée de tout, des objets, de moi-même, du temps, j'aurai l'éternité pour profiter de tout ce que j'ai toujours remis à demain faute de temps, faute de place.
En attendant, cette tombe sera un lieu privilégié de balade rêveuse : J'ai encore de longues années de rêveries créatrices et je me vois bien, l'été, aller bronzer sur ma tombe, quelques livres en main, mon appareil-photo dans l'autre, pour, -allongée sur le dos- pendant de longues heures, regarder se déformer les nuages et les fixer en numérique.

1 commentaire:

Lìn a dit…

bronzer sur sa tombe, que c'est beau et prometteur ! quand un autre voulait allez cracher sur nos tombes ! toc toc toc celui de l'appareil photo...