vendredi 28 novembre 2014

Proposition 4. 2 personnages

Le Roumieux.

Il a 59 ans. Il n’a pas de résidence. Il vit sur la Lande au gré des saisons. Il marche en boitant. Cela fait deux ans qu’il n’est plus retourné à Mendes, chercher son courrier en poste restante. Sa barbe est longue. Il porte un grand manteau.
Il a 22 ans et vient de réussir le concours de Polytechnique. Il est triste. Il sait que son père sera fier de lui quand il lui annoncera la nouvelle. Il sait que sa vie se referme sur ce concours.
Il a 30 ans. Il est en poste à Bordeaux. Depuis trois ans, il fréquente Anna rencontrée sur le banc des élites. Elle est d’origines russes, une grande fille aux cheveux châtain clair. Elle sort de la douche, nue, il croit qu’il aime son corps élancé, humide, ce corps nerveux, aux gestes un peu brusques.
Il a 43 ans. Il vient de divorcer. Anna est partie vivre à Moscou. Ils n’ont pas eu d’enfants, le sujet n’a jamais été évoqué entre eux, croit-il. Aurait-elle voulu un enfant ? Il se pose la question pour la première fois. Il est triste. Il est amoureux de son corps laiteux, des poses qu’elle prend quand elle se sait regardée. Maintenant, il se dit qu’il n’a jamais aimé cette femme. Ils se sont mis d’accord sur le prix de vente de leur appartement de Bordeaux. Pour une fois, ils ne se sont pas disputés.
Il a 66 ans. Sur la lande on l’appelle le Roumieux.
Il a 55 ans. Il vit dans une petite grange abandonnée. Les paysans le laisse l’occuper en échange de menus travaux agricoles. Il surveille les bêtes, en été, sur les pâtures. Il boit l’eau des rivières. Il parle au vent. Au Grand Glaïeul. A son passé.
Il a 72 ans. Il meurt dans une heure. Il le sait. Il n’est pas triste. Cette nuit, il regarde le ciel d’août, allongé devant la grange. Une étoile filante passe en un éclair. Il pense au petit prince. Il pense à son père.
Il a 11 ans et demi. Il rentre en 6ème. Il aime bien la petite fille un peu boulotte assise à côté de lui, au premier rang. Il écrit un poème dans sa tête. Quand il sera grand il voudrait devenir berger ou bien astronaute, ou poète. Ou les trois à la fois.

L’homme de la coursive.

Il n’a pas d’âge. Il est l’ombre de cette seconde suspendue au fil du temps.
Il y a un mois, il était là, dans la coursive, en sous-sol, debout près d’un soupirail. Il regardait au loin derrière la porte vitrée. Derrière lui, un barbecue fumait. Ca sentait bon la viande grillée.
Avant, il n’avait pas d’existence, pas de corps. Maintenant il vit ici hors du temps sur une autre scène d’où il tire un fil d’un cocon invisible. Le fil s’étire devant lui, se noue, se dénoue, se démultiplie, s’élance au-delà du soupirail, tels des fils de soi.
Il n’a pas d’âge et il le sait. Il existe entre la dernière seconde et la prochaine, l’espace d’un soupir, l’espace du rêve qui se tait au réveil.
Il pourrait avoir 51 ans, avoir des yeux perçants, avoir pour métier : clown ou faiseur de farces, il pourrait tenir une boîte en verre dans laquelle se mêleraient des couleurs, mais le rouge dominerait, ce ne serait pas une boîte de bonbons, mais de gouaches écrasées.
Il pourrait avoir 100 ans, il marcherait dans un désert, puis surgirait sur les planches d’un théâtre dans les habits de Molière.
Là il aurait une dizaine années, il serait fille. La petite demanderait à ce qu’on l’amène au-delà du mur qui enceint sa maison.
Il aurait 30 ans, et rentrerait dans un dojo vide, il se souviendrait de ce lieu d’antan, chercherait quelque objet oublié, mais ne le trouverait pas.
Il aurait encore 51 ans, et regarderait le vélo laissé en bas de l’escalier, de l’autre côté d’une porte vitrée. Il n’en serait pas étonné. Ouvrirait la porte. Porterait le vélo de marche en marche puis le sortirait dehors.
Il a encore perdu son âge et se tient à nouveau dans la coursive, derrière la porte vitrée. De ses mains jaillissent des fils blancs, des fils de soie.


2 commentaires:

Ange-gabrielle a dit…

Entre cette seconde-là et la suivante, la seule réelle existence, l'éternité. Il me plaît bien ton personnage. Où peut-on le rencontrer ?

MarieBipe REDON a dit…

le mur qui enceint sa maison, effffectivement, faut creuser par là pour se mettre au monde