Partir ( Devoir partir dans l'urgence : pourquoi, qu'emporter, où aller)
... Sans doute me faut-il,
d'abord, rappeler comment « partir, migrer, s'enfuir, tout
quitter » s'est inscrit en moi, bien avant ma naissance : ma
mère, dix-sept ans fuit l'arrivée des russes après le bombardement
de Dresde dans lequel ont péri ses parents. Fille unique, elle
quitte l'Allemagne, avec une seule adresse en tête « Beaurepaire,
Isère, France » qu'un prisonnier français, l'amour de sa vie
- ainsi pense t-on quand on a dix sept ans - lui a un jour donné.
Elle n'a sur le dos qu'une petite robe, de mauvaises chaussures aux
pieds, un maigre baluchon dans lequel il y a - paraît-il, personne
n'est plus là pour le confirmer - une tasse en porcelaine, fétiche
précieux de cette enfance perdue à jamais. Elle traverse
l'Allemagne en feu, la France où elle est déjà la sale étrangère
dont personne ne veut, l'ennemie, pour enfin, grâce à diverses
aides croisées sur sa route, débarquer dans une ferme française où
la mère qui a perdu deux fils dans cette sale guerre, un troisième
ayant pris le maquis, l'enferme aussitôt au grenier pour la cacher.
Nul ne doit savoir qu'une boche se cache ici, pire qu'une tondue.
Ainsi, dans mes gènes, moi qui ai été conçue doublement enfermée,
là dans ce grenier, « la fuite, partir, tout laisser »,
sont-ils à jamais tatoués ...
Si
je dois fuir, ce serait devant quoi ? Des intégristes,
des fous de Dieu qui enferment les femmes, leur coupent mains et
clitoris, leur cousent les yeux, la bouche et le sexe ; de ceux qui
mutilent, décapitent, torturent ...
Devant une
catastrophe nucléaire, juste fuir, fuir, fuir parce qu'incapable de
rester en place, par panique, sachant très bien que ça ne changera
rien à rien
Partir, tout
quitter, rêve vieux comme l'humanité, non sous la pression d'un
danger extérieur mais par un puissant désir interne, ne pas laisser
de traces, disparaître
Qu'emporter
? La question me semble dérisoire depuis que le feu a
brulé notre maison et que j'ai profondément compris que tous ces
objets auxquels je croyais tellement tenir, ne m'avaient pas manqué
du tout mais que, ce dont j'avais souffert, dans ma chair, avait été
le manque de toit sur ma tête, l'absence absolue de repères. Tout
le reste était superfétatoire, fils à la patte, dérisoire,
totalement inutile et sans intérêt face au profond désarroi
d'avoir perdu un lieu, une maison, un toit. Donc, ce que j'aimerais
emporter, c'est cette coquille-là. Escargot, tortue, voilà ce que
nous sommes. Voilà ce qu'il nous faut, pas plus : une cabane comme
celles que construit Louise Bourgeois, à notre taille, pour nous y
réfugier, un ventre où nous lover, juste de quoi nous retourner et
écouter le vent, les oiseaux et la pluie.
Mais si je prends une
valise, pas deux – outre la fatigue et l'encombrement, je serais
bien incapable de les porter, trop mal au dos- qu'y mettrai-je ?
Donc dans ma valise
: des médicaments sans lesquels ma tension et mes artères ne
me permettraient pas d'aller très loin, dans ce cas-là, pourquoi
fuir …
Quelques livres :
François Cheng « Les méditations sur la beauté ou sur la
mort », sa poésie « La vraie gloire est ici »,
« Le premier mot » de Pierre Bergounioux pour lire,
relire et m'imprégner de la première phrase ; « Ce qui se
donnait pour la réalité et qui a tenu, longtemps, dans un cercle de
un kilomètre de diamètre, à peu près, m'a inspiré d'emblée un
puissant déplaisir. J'y ai remédié avec les moyens du bord, penser
délibérément à autre chose, rêvasser, faute des explications
appropriées. Elles se trouvaient hors d'atteinte, plus au sud, dans
le passé. Lorsque j'ai fini par me les procurer, il était trop
tard. La vie qui me convenait se sera écoulée en mon absence, au
loin », un Erri de Luca, difficile de choisir un titre,
peut-être « Tu, mio » ? Pema Chödrön « Conseils
à une amie pour des temps difficiles »,
Mon ordi et mon téléphone
… mais ??? Pourrais-je vraiment m'en servir ???
Un savon, une brosse,
quelques vêtements chauds, de bonnes godasses : de quoi être
propre. J'ai horreur du laisser-aller, du débraillé
Un bout de miroir pour
rester un être humain
Quelques briquets
Des crayons mine et du
papier … C'est vite plein une valise
Un peu de bouffe, des
papiers, de l'argent, des bijoux pour échanger …
Elle ne ferait pas une
photo extraordinaire ma valise, non pas du tout … mais tous ces
objets rassemblés pour faire semblant qu'il me reste encore quelques
attaches
Je
vais où ? Droit devant moi
Tout dépend de la cause
pour laquelle je fuis.
Si c'est face à une
catastrophe nucléaire, je cours à perdre haleine, n'importe où.
Partout c'est l'horreur, ceux que je croise, la nature, dans mon
souffle ... La terreur et l'horrible peur partout
Si je fuis à cause de
l'arrivée de djihadistes, je pars de cachettes en cachettes vers le
Nord, Belgique, Suède, Danemark, parce que stupidement, il me semble
que là-haut ils sont moins nombreux… J'y ai souvent pensé lorsque
nous entendions des récits de prise d'otages : comment survivre dans
une cave, comment ne pas mourir d'angoisse, comment simplement rester
en vie quand on a déjà beaucoup vieilli et que l'on est dépendant
des médicaments, de la nourriture, des soins, du repos et du confort
? Le corps est-il encore capable de s'adapter ? Survivrais-je à des
conditions de vie difficiles ?
Si je pars pour des
motifs internes, alors je file peut-être vers l'Afrique, Bénin,
Abomey, là, je sais où me réfugier, j'ai de bons amis sur lesquels
compter. Ou bien un billet d'avion, craquer toutes mes économies et
filer sur une île dans une mer chaude, loin, très loin ou alors
tout près, dans le Lot, l'Aveyron, trouver un village isolé où
louer une petite maison avec un jardinet pour y couler des jours
paisibles, sans visites, juste vivre avec le silence et le temps qui
me bercent, assise sur un petit banc appuyé à un mur côté ouest
de la maison, face au jardin et au soleil qui décline en même temps
que mes forces, me laisser chauffer par le soleil, laisser ronronner
mes articulations avant de m'asseoir au coin du feu et d'aller lire
sous l'édredon, ma bouillotte au creux des reins.
(Vous disiez « On
ne sait jamais », j'écrirais « On sait toujours»)