mardi 2 octobre 2012

CE QUI ME FASCINAIT...

"Ce qui me fascinait le plus quand nous arrivions,..., c'était la surdité de mon grand- père. Il répondait distraitement ou plutôt froidement à mon bonjour de petite fille. D'ailleurs, il ne répondait pas, il continuait ce qu'il avait entrepris et ma curiosité pénétrait par effraction dans son cerveau. Qu'il bêchât le jardin ou lût la gazette du village, ses yeux restaient étrangement perdus dans le vague et se teignaient souvent de tristesse.
Je m'asseyai sur le bord de ses cils et je voyais alors défiler des légions de soldats. Les obus sifflaient à mes oreilles peu entraînées aux bruits des batailles et je voyais ses amis tomber les uns après les autres dans des fossés profonds aux humeurs putrides. Il m'en apprit le nom: les tranchées. Et mon grand- pére avait dressé des barrières tout autour de ce mot. Aux quatre coins, en sentinelles diligentes, son fusil et trois autres volés il ne savait plus où ni à qui, veillaient sur un paysage de mort. Et il se retranchait du matin jusqu'au soir, même la nuit rajoutait ma grand- mère, au fond de ce sillon d'où rien jamais ne germerait. Et moi, toute petite, recroquevillée contre les ailes de son nez qui me protégeaient des mauvais vents, j'assistai impuissante à la débâcle de ses souvenirs.
Prisonnière entre le rire et les larmes qu'il croyait retenir, je me laissai glisser au creux de son oreille pour lui mumurer que même s'il était vieux, même s'il était grand et maigre, même s'il avait perdu ses cheveux dans le chaos angoissant des mitrailles, même si ses yeux d'où ne filtrait aucune tendresse me faisaient peur quelquefois, je ne demandais qu'à l'aimer.
Mais le silence, un silence insondable s'est installé de lui à moi. Il s'est couché sous cette terre qu'il avait mordue les jours de bise et de froid.
Alors moi, dans les nuits où se lèvent mes morts, je le vois se lever Et s'il veut me prendre dans ses bras une fois, rien qu'une fois, j'acquiescerai, et durant un instant nous serons ensemble, et durant un instant je t'assure je pourrai écrire au nom de tous deux, en supprimant le presque, que nous serons heureux..."


5 commentaires:

Marie, Pierre a dit…

Un nouveau fantôme à Linette, dont on n'avait jamais, dans toutes ces années d'écriture, entendu parlé. Retranché où et en quelles pelures de la mémoire et à la faveur de laquelle est-il réapparu ? j'ai une petite idée et tu n'es pas et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Bienvenue aux revenants ; la terre n'a pas fini de germer.

Ange-gabrielle a dit…

Merci d'avoir pris le temps de venir nous l'offrir, une seule lecture n'avait pas suffit.
"Assise au bord de ses cils", "recroquevillée contre les ailes de son nez","glissée au creux de son oreille", je la vois la petite Linette en Alice, la fascinante Alice au pays d'émerveille.

Laura- Solange a dit…

Je relis pour le plaisir...

Michelangelo a dit…

A la lecture c'était déjà fort, à l'écrit ça tient ses promesses, c'est bouleversant, et cette phrase au cœur du texte,
"Et il se retranchait [..] au fond de ce sillon d'où rien jamais ne germerait," est un diamant noir d'où jaillissent par instant des éclats de feu.

natô a dit…

je trouve ton texte bouleversant