mercredi 11 février 2015

PROPOSTION V.

Le 4 octobre 1916.

     Ici, il fait un temps de chien, la pluie a remplacé le crachin; froide voire glacée elle s'insinue jusque dans les os sans parler de l' humidité persistante. Les rochers suintent l'eau par toutes leurs fissures, la mousse vomit un liquide verdâtre quand on appuie la main dessus pour trouver son habituelle légèreté. La terre est flasque, elle épouse nos corps si par malheur on s'affale dedans chargé de tout notre barda.Le gris rend sinistre tout ce qui nous entoure; la plaine, les chemins sont marron sale. Le ciel et les hommes cachent mal leurs larmes et ils retiennent des sanglots aussi bruyants, aussi longs que les tranchées dans lesquelles nous nous battons depuis bien trop longtemps alors que toi tu es là-bas, toute seule et que tu te débats pour aider tes vieux parents -attention quand je dis vieux, tu sais à quel point je les respecte-.
     Mais ici, tout a tellement un autre sens, on ne sait plus qui est jeune et qui est vieux; on a tous la même gueule cassée, les cheveux sales, le teint cireux et les mains meurtries par les exercices de tir alors que je t'imagine le teint pâle, tes longs cheveux tressés ramenés en chignon sur ta nuque que j'aimerais tant caresser, les yeux plissés parcequ'un peu soucieux et les mains sur tes hanches rondes que j'aimerais tant voir rouler sur la glaise même gelée.
     Je ne te décrirai pas par le menu la vie de tranchée, les gamelles qui résonnent à chacun de nos pas comme une cloche funèbre, le sifflement des obus comme autant d' anges de la mort, le cliquetis des fusils qu'on astique pendant nos rares temps libres. Je tairai les odeurs de sueur et de transpiration mêlées, de vêtements mouillés, de vieux chiens prêts au combat tandis qu'autour de moi s'agitent mes compagnons, les doigts gourds et les cerveaux qu'ils essaient tous de garder intacts pour les prochaines permissions.
     D'ailleurs j'attends la mienne de permission avec une joie tellement folle que j'arrive mal à la dissimuler aux autres pour ne pas leur faire trop de peine. Tu sais chacun fait ce qu'il peut pour rendre à l'autre un sens à sa vie mais pour presque tous la vie n'a tellement plus de sens. Heureusement que je t'ai! Tu es partout, le jour, la nuit, sur l'image de la carte postale que je joins à la lettre. L'image est défraîchie, mais la femme est tellement belle!
     Attends, j'entends le capitaine qui nous dit quelque chose: ma chérie, je dois te l'annoncer, toutes les les prochaines permissions sont annulées.
     Et ma lettre va rejoindre toutes les autres au fond de ma musette. Je n'oserais pas te l'envoyer! Quelqu'un la trouvera bien, un jour.

1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

C'est bon de te retrouver ici, toi, ton style, tes personnages et ta magie des mots. A ce soir donc ...