lundi 8 janvier 2018

Pierres collectées /3

Gestes de pierres:
Assise sur la pierre de seuil, je frottais deux silex l’un contre l’autre, certaine de faire du feu. Seules quelques étincelles que je croyais voir, emplies d’une odeur désirable me faisaient espérer un miracle qui ne s’est jamais produit! Sans doute était-ce l’année où le maître nous lisait chaque samedi après-midi, avant la fin de la classe un extrait de La guerre du feu, dont le souvenir encore vif subsiste. La percussion des pierres suivie d’une production d’étincelles suffisaient à relier à un monde d’histoires dont je me laissais imprégner de tout mon être. Les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable. Fous de souffrance et de fatigue, tout leur semblait vain devant la calamité suprême: le Feu était mort. Ils l’élevaient dans trois cages, depuis l’origine de la horde; quatre femmes et deux guerriers le nourrissaient nuit et jour.
 Assise sur la pierre de seuil, j’étais dans cette Préhistoire: Naoh aperçut, parmi des saules, une femme qui frappait l’une contre l’autre deux pierres. Des étincelles jaillissaient, presque continues, puis un petit point rouge dansa le long d’une herbe très fine et très sèche ; d’autres brins flambèrent, que la femme entretenait doucement de son souffle : le Feu se mit à dévorer des feuilles et des ramilles. Le fils du Léopard songea, pris d’un grand saisissement : “Les Hommes-sans-Épaules cachent le Feu dans des pierres!” . 
Assise sur le seuil de ma vie, je ne frottais pas les bonnes pierres; j’ai dû mal écouter le maître ou laisser voguer mon esprit sur le premier mot entendu silex et ne pas entendre la suite car tout était déjà dit: Il apprit qu’il fallait deux pierres de sorte différente: la pierre de silex et la marcassite.
Quel feu cachent donc les pierres que je cueille au long des errances sur ces chemins sablonneux, et sur tous les chemins que frotte mon pas ? Que ce soit le granite du Velay ou celui de Margeride aux cristaux de feldspath plus gros, celui à dents de cheval , ils ont simplement la particularité de me faire de l’oeil , de se laisser miroiter, ou de se métamorphoser en un lapsus oculi savoureux : un visage soudain vous fixe, une silhouette de souris se fait jour, un monstre s’expatrie. Et d’un ricochet, je suis sur les plages de l’ile de Ré à guetter ces galets troués qui peuplent les étagères d’aujourd’hui. Mais je m’éloigne de ma carte. En Haute-Loire et plus spécifiquement en Margeride, le granite est présent à tous les carrefours: dans ces croix  témoins d’un monde où le sacré s’insinuait entre les herbes , dans ces piquets plantés pour les clôtures, sur les ponts pour franchir les ruisseaux sinueux, dans les bâtisses, dans les cimetières
Quelle flamme pourrait jaillir de ces face à face de pierres? La pierre dans la paume, les pierres dans la poche et dans le sac à dos ou le mot dans la tête qui n’arrête pas de tinter, de peser – de peur de l’ oublier - jusqu’à gagner son poids de pierres. La brûlure des mots lus et recueillis sur des carnets , ou de ceux qui éclosent en marchant et qui se cognent entre eux jusqu’à saigner. C’est le même geste: on amasse, on rapproche, on jette, on garde, on bâtit.
De la pierre de seuil au seuil d’être, il n’y a qu’un regard qui, emporté par l’image soudaine, s’incarne dans un imaginaire sans entraves.

2 commentaires:

Linette a dit…

Il y a de la belle mélancolie dans ces lignes...

Ange-gabrielle a dit…

Tes deux derniers textes sont superbes et la vidéo m'a fait penser à mon institutrice, si claire si pédago. J'ai même senti l'odeur de l'herbe quand la flamme a pris ...