Silencieuse
histoire de ville, de voies, de monts, d'impasses et de demi-tours, dans le
flux et les marées de nos vies. J’ai déménagé dix fois, tu as quitté la ville
pour une montagne neigeuse dans une grande maison remplie d’enfants. Il y eu
parfois des clairs de lune festifs, des rencontres pudiques. Alors nous
émergions l’un à l’autre comme deux élégants souvenirs. Un jour, il fallu
redescendre de la montagne. Tu m’as dit que tu étais comme le petit prince
semant des cailloux de diamant pour retrouver le doux renard que tu avais
perdu. La ville devint pour toi un désert sablonneux, brutal et sec. Tu disais
qu’elle t’enserrait comme un serre-tête et que les statues de la place se
moquaient de toi. Dans leurs poses lascives, leurs silhouettes fondantes sous
la pluie te rappelaient celle du renard égaré que tu cherchais,
et tu avais froid. Mes pas devinrent
incertains. Un soir, il y eut une brutale panne électrique. Ces rues que je
croyais connaître les yeux fermés devinrent étrangères. J’étais dans une ville
d’Asie bouillonnante, sans éclairage public, sans le son des ordinateurs, des
percolateurs, des alarmes, des salles de cinéma, des caisses enregistreuses.
Sans lumière, la rumeur des voix et des chuchotis se fit
vacarme. Je crus devenir sourde. Plus tard, les odeurs s’élevèrent. Souffres et
charbons. Cétones et essences. L’asphalte dégurgitait l’acidité du gaz et des
vapeurs de tabac. Un crachin d’hiver commençait à tomber lentement. Tu étais à
côté de moi. C’était comme une fin de monde sans aube.
J’espérais le retour du soleil qui te redonnerait l’usage de la parole, de
l’agitation, de la joie. J’espérais que la ville se laisserait de nouveau
dévorer, dompter. Souillée mais pullulante. J’espérais la pluie qui ferait
mourir le présent. Je te parlais de la pluie-confetti sous laquelle les corps
s’affinent, les maquillages suintent, les masques s’avachissent. J’espérais que
les jardins fanés renoueraient avec leur luxuriance. Tu me croyais.
Tu
allais mieux.
Je
distinguais à nouveau les façades orangées sous le lever du soleil, rayées par l'ombre
du fil électrique. Illusion d’optique du contre-champ automnal. Ton corps
diaphane s’épaississait. La légèreté du vent dans les tasseaux sifflait une
sonate hip-hop improvisée. Il fallait remettre les mitaines,
Vulcan ne chauffait plus. Les débris du feu se mêlaient à ceux des verres dans
une gare abandonnée. L’horizon était clair mais gelé. On entendait au loin le sifflet
d’un train fantôme. Un dimanche, je te montrai notre
ancien quartier. Il était aussi fragile que moi, que toi. Ces immeubles qui
connurent l’implosion, tu ne les reconnus pas. Les lueurs grises des fenêtres brisées,
les cris étouffés dans les appartements, ces vieux sur un banc avec leurs
poches sous les yeux, l’espoir des rires
d’enfants, le chant grinçant d’un volet. Dans ce quartier bouleversé, tu me dis
palper le désir des corps éreintés. C’était beau. Je te le dis, tu
ne répondis pas. Je te racontai la place qui fut le parvis des grèves, le
parvis du marché du dimanche matin, le parvis des fêtes de quartier, un parvis pour
les manèges lors des vogues de printemps, maintenant un parvis dépeuplé,
esseulé, un parking. Devant la tour, j’évoquai le saut de l’ange gisant douze
étages en contrebas, dégoulinant de sang, tu changeas de conversation, j’en fus
confuse. On repartit en humant les effluves des spécialités du cru dominant les
relents de la pisse des allées, de la craie, de la javelle impuissante.
On
rentra à la maison. Pour la première fois tu me contas tes voyages. Tu dis souhaiter retrouver le pont de Michel-Ange, et peut-être ce vieil
homme assis sur sa natte, que tu regardas, hors du temps. Un pont sans ombre ni
jardin, un pont suspendu comme ta voix qui prononce ces mots joyeux. Il enjambait les siècles et les eaux stagnantes, le cimetière arménien, le cargo
toscan et les villas coloniales. Ce pont, dis-tu encore, faisait marcher la tête en
bas, alors tu t’agenouillais pour surprendre le vide, bras ouverts collés à des
ailes invisibles. Tu
distinguais des méduses dans les tréfonds, ton estomac avait faim, tu t’en souviens. Et puis, sans émoi, sans bruit, tu perdis de vue le vieil homme. Soudainement, tu me posas la
question que je redoutais, que j’attendais, que je suppliais. La question qui
nous fait reculer au bord de la falaise depuis des années, qui fait fermer les
yeux la nuit pour ne pas voir les ombres grises. Il y a longtemps, dans la rue, dans notre vieux
quartier, il te semblait entendre un nom sur ton passage, la "Grande
Beausseigne". Tu ne comprenais pas. Ce nom t’habitait pourtant, s’incrustait
malgré ton refus. Je te pris dans mes bras, te serrant très fort, trop, tes
petits membres luttèrent pour reprendre l’espace. Pour adoucir ma maladresse, je te soufflai l’histoire de
la taupinière que nous nous racontions tant et tant, avant, bien avant. Tu te souvenais cette quête pittoresque des parents-taupes qui avant engagé un détective pour trouver un bon mari à leur fille-taupe : ces maris présumés furent tour à tour un
soleil merveilleux mais il s’éclipsait au moindre nuage, un nuage suave mais il se délitait au moindre vent, un vent fort mais il disparassait aussi vite qu’il était venu... tu riais. Et tu me criais :
« le mari-taupe est le meilleur, rappelle-toi ! Il ne s’envole jamais, ne
disparaît pas, ne brille que par le gris de sa fourrure ».
Des
gens t’appelaient la Grande Beausseigne, ne voyant pas ta grâce comme ils n'auraient jamais pu admirer le mari-taupe, ils se moquaient parce que tu es née trop tard, parce que
tu demeuras dans mon ventre retenue, suspendue la tête en bas. Mes contractions ne contractaient que les nerfs des infirmières. Peut-être que le dehors avec le soleil, le vent, le nuage n’avait pas ta confiance. Tu t’agrippais aux étoiles, attendant le bon moment qui tardait. Ton minuscule corps n’était que langueur, alors on a cru que tu
avais oublié de naître. On pensa à autre chose. Enfin, un matin, vers 6h, au
rythme du fleuve drainant des détritus, tu as glissé dans le lavabo
tendu par la sage-femme. Surprise, elle a failli rater son geste. Tu exaltais ta
chair de faïences blanchâtre et fissurée. Tu étais étoile et tout brillait dans
la chambre.
Tu
ne t’appelles pas la Grande Beausseigne. Souviens-toi toujours. Tu es Astrig. Les mauvaises
langues ont crié dans le quartier que tu resterais fissurée. Tu ne compris
jamais ce mot. Je ne te l’expliquai jamais. Bébé, tu faisais des bulles dans la
baignoire. Vers deux ans, tu jouais à tourner sur toi-même jusqu’à tomber au
sol. Tu chantais à tue-tête toute la journée. Tu parlais à tous et à toutes.
Mais à l’école, les maîtresses n’ont pas supporté ces mots et ces chants de sirène. Elles
m’ont dit qu’il y avait une grande maison remplie d’enfants, sur une montagne
neigeuse. Une route solitaire conduit les gamins perdus vers ce refuge chaleureux.
Certains petits sont adoptés par de doux renards. A moins que ce ne soit
l’inverse. Et puis, un jour, l’enfant et le renard sont grands, le renard
repart dans la forêt et retrouve ses frères et soeurs, l’enfant redescend dans
la ville et se serre dans les bras de sa maman, il pleure, et puis il chante à
tue-tête, il parle à tous et toutes, il fait des ronds et des bulles, et crache
s’il en a envie.
Dans
mes bras, tu es venue. Tu as pleuré plusieurs heures, sans que la faim et
l’épuisement ne viennent à bout des sanglots. Ton visage était lourd sur mes
genoux. Tes jambes repliées sur le canapé. Tu m’as parlé de ton renard,
longtemps. Tu m’as réclamé des photos de mes appartements, de notre quartier,
tu voulais que je te chuchote le nom des rues et de toutes les places de notre
ville. Peu à peu, au rythme de ta sage lenteur, tu as relevé la tête. Tes sons
étouffés se sont organisés: ils me promettaient un pont suspendu, là
où les basiliques sans christ jouent à cache-cache, où on retrouverait le vieil
homme, sans espion pour nous observer, sans médiateur pour
nous rassembler. Le ciel est courbe ce soir.