mercredi 13 décembre 2017

chapelet de hameaux



On nous dit de dire les noms, cette fois-ci. Non de dénoncer, mais de dire ces noms d’espaces, de lieux.
Ces noms qui reviennent, parfois nauséeux, dans les virages de la mémoire, quelques accrocs dans le souvenir.
Je repense à Marie, cette vieille femme, qui ne dénommait plus clairement, on disait qu’elle « déparlait ».
Cependant, elle annonçait sans accroc dans sa voix, sans accroc dans ses mots, alors que la mémoire s’était fait la malle, alors que sa tête était en friche,
elle récitait tous les noms des hameaux, comme en égrenant les perles d’un chapelet en bois de buis :
Davoissenne- Le Supt- Le Pont du Diable- Cruzolles- La Libonnière
Davoissenne… Marie, qui avait vécu soixante longues années dans cette ferme de Davoissenne où elle s’était mariée, avait donné la vie, avait travaillé, trait les bêtes matin et soir, semé, fauché, récolté, elle parcourait le chemin sinueux qui devenait plus lumineux, au fur et à mesure de sa pieuse évocation appliquée des noms propres des hameaux du pays.
Elle donnait à tous une leçon empreinte de lumière, de simplicité et de fulgurance.
Lorsqu’on traverse des gouffres qui nous font perdre pied, voilà qu’on retourne vers les terres du berceau, celles des lointains de l’enfance, qui nous tiennent, nous contiennent.
Marie, elle, ne fuguait pas de façon désordonnée, mais au contraire, déroulait le fil …Da-voi-ssenne, répétait-elle.
Et moi, j’écoutais, et j’imaginais…
Davoissenne, ce mot qui s’étirait langoureusement, doucement, chaleureusement, je regardais les joues lisses et brillantes d’une petite pomme qui ne se fripait pas.
Le Supt ; par contraste, une élision saisissante, comme on passerait des alexandrins au haïku, Le Supt, une parenthèse dans sa vie qu’elle aurait voulu oublier, placée à onze ans chez des gens rustres, pour aller chez eux il fallait passer des carrefours dangereux…
Le Pont du Diable, le chemin dévalait en lacets serrés, ce pont qu’on ne voyait pas, là-bas, tout en bas, tout au fond, les jours de brouillard, évocation de légendes mâtinées d’images personnifiant toutes les errances, les erreurs de direction, humaines, si humaines…
Cruzolles ; le regard brillant de Marie, dans son évocation, sa litanie, sa récitation, on suivait dans ses yeux le trajet de sa joie d’avoir passé le gué, d’avoir franchi le Pont du Diable.
 La Libonnière… Elle faisait tourner comme un bonbon ce mot de velours dans sa bouche, édentée pour l’occasion, pour ne pas le griffer, tel une statuette d’argile que les ongles auraient peur de lacérer.
Il était là, le berceau de ses jours, où elle ne se lassait pas de contempler les nappes de brouillard qui desserraient leur étreinte, autour du sommet, et qui finissaient par s’effilocher.

2 commentaires:

Linette a dit…

Marie qui syncrétise à elle seule tous les noms, elle est si belle dans leur évocation!

Ange-gabrielle a dit…

Quelle belle idée que ce soit elle qui égrène les noms qui sont restés vivants, vibrants dans sa mémoire !