vendredi 31 octobre 2014

perso 5/ celle qui suit


Nous sommes à deux doigts du crépuscule, dans cet entre-deux du temps qui vient effriter la peau des êtres. Je me tiens dans ce repli des phrases qui ne se sont pas encore élevées des nasses de brume où sont amarrés les mots, qu'ils soient d'une langue ou d'une autre. Les écouteurs sur les oreilles, où enfle à pas mesurés le Magnificat d'Arvo Pärt, j'avance ou plus exactement je suis dans cette attente d'un frisson, d'un frémissement , de la précarité d'un clin d'œil . Je suis ici à attendre, espérer l'occasion de passer une frontière, non pas dans son horizontalité, mais dans sa profondeur. 
 

La piazza a conservé des reliques de flaques , permettant comme sur les tampons-buvards d'autrefois de capter des raccourcis d'images, des extraits de langage dans ce réceptacle transparent qui abreuve la lune. C'est ainsi qu'il me happe. Appareil photo au bout des doigts, penché sur une de ces îles d'eau et concentré sur ce mirage , il me donne l'impression de fabriquer lui-même une sorte d'apparition. Ce sera lui que je vais suivre ce soir. Mes pas vont s'immiscer dans les siens, mes photos vont se fondre dans son regard et je ne vais plus être que celle qui suit, en tentant de rester derrière un miroir sans tain. Une manière de l'épouser sans jamais me faire mal. Apprendre à lire par ses photos nocturnes car désormais la nuit se tricote à grandes mailles. Les réverbères prennent de l'ampleur et il/je contemple une plaque d'égout où se baigne un lumignon, puis ilje cadre les lampadaires sous plusieurs angles de vue, s'approche d'une vitrine où scintillent des parures en perles de Murano qui pendent sur des bustes sans tête, se retourne vers une enseigne qui clignote et s'éteint, embrassant de spots rouges la façade d'un restaurant. Ilje marche un peu, digresse de gauche à droite, s'immobilise puis se penche au-dessus d'un pont et déploie un délire de clichés pour tenter de happer la déferlante rouge qui inonde le canal et écoper à mains nues les brisures de la nuit.

 Ilje avance entre le clair et l'obscur, entre ce qui sombre et la brillance d'un autre monde, entre un présent de pacotille et le chemin de l'esprit. Ilje se déploie dans ses dédales intérieurs, traque la mélancolie d'un instant, photographie une forme de relief que guette l'au-delà, dérobe sans blesser un peu de chair à flétrir.

Je ne sais combien de temps j'ai vogué sur sa barque, navigué sur son dire et falsifié mon miroir. Je ne sais plus où je suis, ni même si je suis encore de ce temps. Je suis dans ce mouvement de dérive, cette apnée salutaire à la rencontre d'un moi . Le Nunc dimittis d'Arvo Pärt s'achève entre mes doigts.


Lentement nous rejoignons la piazza où je retrouve ma vie. 

 

1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Nous étions jusque là dans les jaunes et les gris tendres des 4 photos précédentes, voilà que tu nous précipites dans le rouge-viscère de cette 5°. Je suis en haleine ...