Cela se voulait
être un peu comme un journal de voyage relatant le séjour de deux
semaines à Venise au printemps dernier. J'avais quelques notes
prises au jour le jour , notes très factuelles, juste là pour fixer
les souvenirs et m'aider à me repérer dans les nombreuses photos.
Je me voyais bien dans l'écriture d'un texte serpentant dans une
succession de tableaux , je me voyais bien suivre des personnes ,
avec un regard brouillé plus proche de celui posé sur le miroir de
l'eau que sur la réalité. Je savais que le reflet devait se
glisser derrière tout çà et que tout est toujours déformé. Je
voulais l'errance aussi…. pour ne pas me perdre.
Peu de temps avant
de faire ce séjour, j'ai assisté à la lecture par Jane Sautière
d'un texte de Duras sur l'agonie d'une mouche extrait de Ecrire.
Fascinée par ce regard décortiquant les dernières minutes de la
vie d'une mouche ordinaire, cela m'a comme brûlée et depuis
j'ai peut-être relu ce passage une dizaine de fois. La lente mort de
cette mouche tournant presque à l'obsession, me faisant glisser dans
un abîme où étrangement, je me sentais bien. Et comme souvent, ce
texte a ricoché sur un autre, celui d'une femme encore, dont
l'écriture me happe pareillement, Clarice Lispector qui, je m'en
suis souvenue à cet instant de l'agonie de la mouche, a des cafards
chevillés à l'écriture : instinctivement , ma main s'est
dirigée vers l'étagère et s'est emparée de La passion selon
G.H.,où d'une langue précise et parfois abrupte, elle explore,
elle creuse l'âme humaine ; dans ce livre je me souvenais d'une
sorte de dissection visuelle d'un cafard, de la matière blanche qui
sortait de son corps… Et je suis revenue à Duras, j'ai visité une
expo qui lui était consacrée, j'ai même acheté quelques photos la
concernant dans un petit écrin de carton noir avec un ruban rouge
« Marguerite Duras de Trouville » de Hélène Bramberger,
je les ai regardées languissamment, puis je suis partie à Venise.
Sur mon journal de
bord - je ne sais trop quel nom lui donner - quelques indications de
lieux face à des dates : calle Barbaria delle tolle, campiello
Bruno Crovatto, piazzetta, cloître Sant' Appollonia, Sant'Elena,
musée Guggenheim, un restaurant ou deux notés avec le détail du
repas, des noms d'églises en chapelet, quelques silhouettes
aperçues, les instants répétés et merveilleux passés au cloître
de San Francesco della vigna tout près de l'appartement où je
logeais, les concerts de qualité dans des églises, les lumières
qui baignaient la ville, des chemins de croix, des kilomètres chaque
jour ajoutés à des photos de reflets , quelques achats, une
librairie vue puis jamais retrouvée ( avec un livre de Erri de Luca
en italien qu'il me fallait absolument), les caresses du vent sur le
vaporetto, les tableaux qu'on ne voudrait pas oublier et qu'on oublie
, la fête de saint Marc et ses
bannières
agitées sous les mots de « San
Marco libero » criés
pendant plus d'une heure,
un ou deux films en italien pour le plaisir, et la fatigue , beaucoup
de fatigue….
Au retour,
rangement des photos et des documents rapportés, manière de
prolonger le plaisir, et puis se dire , c'est fini, voilà , c'est
fait : je voulais vivre à Venise , c'est fait.
Elle regarde le
vide. C'est la seule chose qu'elle regarde.
Et puis, on sent
que çà s'amenuise, s'effiloche un peu, on voudrait retenir, faire
un barrage à l'évaporation, arrêter la procrastination, mettre
les mains dans l'encre ou sur le clavier.
Elle a de
l'herbe entre les doigts
Alors, on laisse
monter ce qui doit advenir et des personnages s'imposent, pas
forcément ceux croisés, la fiction s'insinue même si on la tient à
bonne distance. Il y a surtout Liliana, cette femme écrivain qui a
un peu envahi l'espace, comme si je pouvais lui redonner un peu de la
vie au travers des mots qu'elle me susurre : elle s'est emparée
du dehors que je tente de restituer, elle a ébranlé la cabane de
souvenirs que j'essaie de consolider. Ensuite ce fut un peu comme si
Venise avait tendu ses filets au-dessus de moi, me laissant d'abord
de l'ampleur dans mes mouvements, me laissant même croire que je
maîtrisais tout , puis resserrant peu à peu son emprise jusqu'à ce
que je ne fasse plus que lire Venise, manger Venise, boire Venise,
penser Venise, m'endormir Venise, rêver Venise , l'émietter
jusqu'au plus rien.
Il y a en vous
quelque chose qui me fascine et qui me bouleverse dont je n'arrive
pas à connaître la nature.
Cloîtrée dans la
ville, cherchant par le geste même de l'écriture à capter
l'instant muet qui n'existe plus, à retrouver cette lenteur de qui
erre avec délice dans son labyrinthe, à savourer à nouveau ce
temps qui n'a pas d'importance. De toutes mes fibres, je me sens
prisonnière d'un fantasme de ville poursuivant une quête d'autant
plus improbable. J'en appelle à l'écriture pour écarteler les
mailles de ce filet qui m'attire vers elle, vers cette envie
illusoire de vivre là-bas sans jamais revenir…
Quelquefois,
j'entends ma voix
Comme si l'écriture
pouvait se confondre avec une réalité, une manière d'inventer un
aujourd'hui pour mieux appréhender le futur. Je me mets à fixer des
instants qui se métamorphosent, j'écoute leurs voix,
J'écoute. Les
chiens. Le craquement des murs. Jusqu'au vertige. Alors j'écris
quelque chose.
leurs vents de
mots, je devine un chemin qu'il est possible d'emprunter, je suis au
bord de ce monde enchevêtré : je fixe les milliers de reflets
qui scintillent sur l'eau des canaux qui irriguent la ville et je
cherche tremblante des recoins de vies …
je suis toujours
tremblant, dans une incertitude tremblante
Cela
semble aller nulle part. Cela reste juste l' égarement dans un réel.
Cela ne prend pas de risques. Cela s'enfonce dans un exil intérieur.
Cela ne change rien.
Le ciel est un
lac gris
Alors
depuis des semaines, contempler tous les matins une photo de Venise à
l'aube postée sur le net, monuments et quartiers diffèrent au fil
des jours, et commencer ainsi sa journée : bâtir,
Détruire,
dit-elle
par
la lumière qui caresse la ville encore endormie, une fiction de ce
qui pourrait être.
Quelqu'un
regarde
Mais
je reste encore
dans des
préambules sans fin
avec
l' envie de voir sous les apparences, de dénicher l'avenir dans les
mailles d'un ailleurs et d'un passé qui s'écrit dans un présent
d'irréalité, ne pas me soucier ce que les personnages parlent mais
écrire ces bouts de phrases qui s'échangeraient si ces êtres de
désir oubliaient leurs peurs ou leurs doutes, entrer dans la
désarticulation jusqu'à la nausée. Sortir de l'inertie.
Déséquilibrer la langue. Puis appeler
de nouveau le
silence sur sa vie.
(Les phrases en italique sont extraites du livre de Marguerite Duras "Détruire, dit-elle")