Il y
a Lulu. Elle vient de migrer en ce bord de mer, pour 4 mois. Lulu va fêter ses
83 ans le 13 juillet, elle est contente à l’idée qu’il y aura des feux
d’artifice au-dessus du bourg, des feux se répondant d’une cité à l’autre, de
phare à phare à quelques minutes d’intervalle, les feux de la fête nationale qu’elle
dit, en riant, n’être que pour elle. Dans le village de vacances, il y a les
« pour » et les « contre » Lulu. Les premiers s’amusent de
sa curiosité envers chacun, tolèrent sa mauvaise humeur, son râle continuel
contre le gouvernement, contre les grévistes, contre les jeunes, contre les
fonctionnaires, contre les aéroports français, son parti-pris pour les
américains, pour les libéraux, pour les aéroports anglo-saxons. Les seconds estiment
qu’elle « fait des histoires », trop d’histoires, et ne supportent
pas les ragots qu’elle colporte ou déclenche. Lulu pèse plus lourd que son
poids, ses jambes sont couvertes de varices, chaque année, ses lunettes s’épaississent
un peu plus. Mais tous les matins, elle descend la colline à pied pour aller se
baigner, faire le marché et, au retour, s’arrête au bar avant de grimper la
côte qui la ramène à son cabanon.
Il y
a Madame C. 92 ans. Cela fait plus de cinquante ans qu’elle s’installe chaque
été au village. Son bungalow lui ressemble, arrangé, fleuri, lumineux. Elle a
fait partie des premières familles aventurières, qui ont construit les
98 bungalows à coup de débroussailleuse, de pelleteuse, de bétonnière,
d’entraide. Elle aime rappeler ces années de labeur quand le groupe a acheté la
pinède sauvage, et campait sans aucune commodité, afin d’en faire un quartier
collectif et solidaire bien avant la mode des communautés. Madame C. a maintenant quelques
absences, quand on lui parle elle s’évade parfois dans un pays d’outre-temps
auquel nous n’avons pas accès. Elle en revient joyeuse. Madame C écoute
beaucoup, ses mots sont rares, rassurants. Sa foi en Dieu semble inébranlable.
Les décès de ses deux enfants, de son époux, n’ont pas eu raison de son
espérance. Elle sait quelque chose qui ne nous concerne pas. Nous l’observons, lui parlons, l’écoutons,
perplexes.
Il y
a le gardien qui part chercher le pain chaque matin à 6h. Il n’est pas
officiellement gardien du village, c’est son épouse qui l’est et qui attend ses
65 ans pour prendre sa retraite. Lui, il ne travaille plus depuis quelques
années, alors il la seconde. Bonhomme, son allure placide et son humeur égale
en font l’allié de tous, parfois contre son épouse plus revêche, qui tient les
rênes de la discipline collective, rappelle à l’ordre les fauteurs de troubles, chaque jour avec son micro qui grésille elle lance un appel au respect des heures
de silence, elle vérifie aussi le bon paiement des locations, l’entretien des cabanons au
moment des départs. Son hobby à lui c’est d’abord le pain. Il prend les
commandes la veille, puis va chercher les sacs de baguettes chaudes, les
croissants odorants, les petits pains d’où s’échappe un filet de crème au
chocolat. Il les distribue sur les tables des terrasses des levés tard (les
autres sont déjà venus à la loge récupérer leurs biens). Ensuite, il s’occupe des
bouteilles de gaz qu’il remplace dans les cabanes, à la demande. Enfin, en
hiver, il mène les travaux du camp, du désherbage à l’élagage des branches affaiblies
par le mistral, du rafistolage des toitures aux coups de pinceaux pour
rafraîchir les murs desséchés et usés par le temps.
Il y
a une mère de famille qui revient dans le village, ce week-end de l’Ascension,
pour une fête familiale organisée par ses enfants. Cela fait plus de trente ans
qu’elle n’est plus venue. Elle descend de la voiture, regarde le bungalow, le
juge immédiatement trop petit, vieillot, et puis les cabanes sont trop
serrées, cependant il faut bien reconnaître que la terrasse est fraîche, à
l’abri du vent et des regards. Le poids de ses 70 ans ne pèse pas sur son
squelette, ou si peu, mais il accable sa vision du monde, ici ou ailleurs tout
est vieux, dégradé, triste. Ce qu’elle ne dit pas, ou ne sait pas, c’est que sa
perception des lieux en dit beaucoup de son désamour pour elle-même qui n’a
fait que croître au fil du temps, usé par l’indifférence de son mari, aggravé
par le départ de ses enfants.
Il y
a la nuit qui n’en finit pas, des grains de sable semblent bloquer l’horloge. Je
me suis réveillée souvent depuis la veille au soir. Il est 3 h. Mon rêve
revient chaque fois que je m’assoupis : je me retrouve dans le cabanon
avec un vélo, puis je descends dans le sous-sol, constate la présence de deux
frigos, puis je sursaute quand je vois l’homme qui me sourit derrière la porte-vitrée
conduisant dans une coursive souterraine. Maintenant réveillée, j’hésite, que faire ?
Je cherche la lampe. Dehors, la terrasse est prisonnière des ténèbres. Je vais
marcher dans le village abandonné de tous, vidé par l’automne. Et si ce cabanon
existait ? Si ce que je considère comme un rêve n’était que le retour d’un
vieux souvenir que je ne cesse de fuir ? Mais pourquoi ? Dans le rêve, je ne me vois pas, je me sens, mais je ne sais pas quel âge j’y habite. L'homme, me connaît-il ? En tout cas il ne semble pas dangereux, ni
mauvais. Et vit-il dans une autre réalité en ce moment, hors du rêve ? Et si
je ne me posais pas les bonnes questions ? Je me focalise en effet sur la vision de
cet homme, des frigos, de la coursive, mais l’important est peut-être ailleurs,
vers les marches de l’escalier, le vélo, les affaires rangées mais mises en
tas ? S'agirait-il de déplacer le regard ailleurs ?