mercredi 21 février 2018

cartographie # 8 Les morts qui parlent 2 Philomène C.

Philomène C.



Je suis morte 
Mais j'avais l'habitude, 
j'avais fini par trouver ça normal.
cette fois, c'est mon tour
Pas un pas de plus, 
à mon âge à toujours vouloir avancer
les vieux os se cassent, 
puis on reste allongé
on attrape des escarres 
on a beau vous mettre des écorces d'orange molles
ça s'infecte
ça fait un mal de chien
Alors au bout d'un moment on abandonne la partie
on fait un dernier sourire édenté et on arrête le coeur
Les autres autour ils disent : "elle est partie, elle s'est éteinte, elle avait l'air si vieille," pourtant, pas tant que ça
on les entend encore pendant une heure ou deux, 
on distribue les héritages, et on ferme

Ici je retrouve ma petite mère, ma jeune belle-mère, mon père et tous les autres, je suis plus vieille qu'eux tous, mon petit frère
Tous ceux-là je les ai accompagnés "à leur dernière demeure", tous ; j'ai suivi les cercueils tirés par le vieux cheval, 
j'ai fait des prières, Dieu sait ce qu'il en a fait.
Je ne suis pas dans le même cimetière qu'eux, 
on n'a pas la même adresse, 
mon Frédéric, il est tout seul là-bas dans son carré des indigents. Qu'importe ?

Toutes ces morts et toutes ces souffrances m'avaient donné envie d'apprendre à soigner, à connaître les plantes qui guérissaient
pour soulager, essayer de garder un peu plus longtemps les autres.

Quand je gardais les moutons
seule humaine parmi eux, des heures durant
à contempler le ciel immense, les plantes, à observer les agneaux qui venaient de naître.
je filais leur laine puis je la tricotais
on vivait en vase clos
Un jour que je rêvassais sur mon rocher, je suis tombée dans les orties. 
Les moutons n'ont même pas bêlé. 
Ma chienne est venue couiner un peu et me lécher, ça m'a quand même réconfortée
je suis rentrée chez moi comme j'ai pu
je boitillais mais personne ne s'en préoccupait
la douleur à la hanche ne m'a plus quittée
j'étais pleine de boutons qui démangeaient mais on m'a dit que ça faisait circuler le sang.
ça n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde.

J'ai fait mes expériences, écouté, observé, mixturé, aidé comme j'ai pu, entre sage-femme et sorcière. 
Quand je me suis mariée, j'ai bien essayé de jeter des sorts à Antoine, mon mari, qu'il arrête de me taper dessus et de me traiter de grosse truie ventrue, 
je devais pas avoir les bons ingrédients. 
Quoique ... On a fini par se séparer ... finalement ?

Parce que plus jeune, l'été j'allais dans les bois la nuit, cachée derrière les ronces, je voyais des choses.
Quand je racontais ça à ma petite-fille, celle qui venait garder les vaches et les moutons de mon fils, 
Je voyais bien que je lui faisais peur.

J'ai légué tout ça à une autre du coup, pas bien grande non plus, les feuilles de choux sur le crâne, les drôles de prières qui ne marchent jamais, j'espère qu'elle fera mieux que moi.
je lui ai aussi raconté comment mon père y s'était fait écrabouiller la tête, je lui ai montré la photo. Elle a pas bronché.

Faut que je m'arrange pour lui dire
comment ça marche dessous, les ramifications, les taupes et les vers de terre
c'est pas qu'elle ait pas la main verte, 
c'est juste qu'elle est emberlificotée dans les racines et que si elle continue, elle va étouffer.



4 commentaires:

Ange-gabrielle a dit…

C'est pas bien gai, je peux pas dire que ça ravigote le corps et l'esprit mais ça fait du bien d'entendre ta voix, ici près du feu, tout près.

Laura-Solange a dit…

C'est bien de faire parler les morts: ils disent les choses avec crudité et naturel.
J'ai d'abord lu, et écouté ensuite: c'est bien, çà ralentit le texte que j'avale toujours trop vite!

MarieBipe REDON a dit…

C'est étrange d'inventer des vies à des morts ; aller vers la fiction, est un processus d'écriture drôlement passionnant. à regarder comme ça les faits dont j'ai connaissance, car on écrit bien à partir de qq chose, il me semble que c'était une période rude ; il en découle une certaine mélancolie et tristesse, (ma marque de fabrique me disait Mme R) même si j'espère qu'on gardera de moi la joyeuseté et que oui, j'aimerais bien être devant ton drôle de poêle, paisible à regarder le joli rond de feu après avoir mangé de la choucroute s'il en reste, et regardé la vue de la fenêtre du 1er étage. Quant à l'enregistrement, ça fait un moment que j'y pense, je voulais le faire au cours d'un atelier avec vos voix, et je me suis lancée.

Linette a dit…

Ce sont des morts tellement vivants...