samedi 24 février 2018

cartographie # 8 Les morts parlent 3 Florimond Hugon

Florimond Hugon


Je n'ai pas dépassé le 7 juin 1944 ni la 1ère maison du hameau.
Je venais livrer du bois 
et tout à coup, j'étais en train d'agoniser dans les bras d'une femme
elle mettait son mouchoir sur un trou, elle colmatait un autre avec son petit tricot
à plus de 1000 mètres d'altitude sur le Devès, même en juin, on n'est pas souvent bras nus
j'espère qu'elle n'a pas pris froid, surtout que ça n'a servi à rien.
Elle ne pleurait pas, elle s'affairait
je voyais bien qu'elle crevait de trouille
mais elle ne crevait pas, au contraire
je sentais sa transpiration, sa sueur et sa respiration
c'est bizarre de se souvenir de ça
mais j'avais pas grand chose d'autre à faire
une sorte de Madeleine de Proust des derniers instants de ma vie
ça continuait de tirer de partout
elle aurait pu y passer aussi
de vos jours on aurait dit que j'étais un dommage collatéral
j'étais pas le genre de gars que la milice était venue tirer comme un lapin
ils en avaient rien à faire d'un petit livreur de bois comme moi
elle aurait pu en être un aussi, de dommage
c'eût été dommage, elle était si douce et si ferme à la fois
elle continuait de se pencher sur moi, de crier au secours, de marmonner des trucs de sorcière
Je me suis rappelé qu'on disait dans le coin que sa mère en était une
à un moment elle a disparu
mais elle est revenue avec à boire pour moi
elle a déchiré sa robe,
pour me faire un bandage
personne ne venait l'aider
plus tard j'ai vu que ça se faisait comme ça au cinéma
je sais bien qu'elle risquait pas de l'avoir vu faire
mais peut être que j'invente
j'étais étourdi, mais pas malheureux sur le coup
ça me faisait doux qu'une femme me touche comme ça
j'en avais pas connu d'aussi près
elle me faisait penser à ma soeur, la pharmacienne
une gentille aussi, qui me collait du sparadrap et me barbouillait de mercurochrome quand je m'écorchais 
qui m'achetait des livres
j'aimais ça lire
la femme, elle s'appelait Marie, je crois
elle me disait de tenir bon, 
et je voulais bien
ça me disait bien de connaître la suite
je me disais aussi que Rossignol,ça fait pas endroit pour mourir, surtout au mois de juin
en hiver, je dis pas, quand ça burle et qu'on sait qu'on en a encore pour plusieurs mois,
mais là, non
j'avais pas fini de lire ce livre que ma soeur m'avait acheté pour mon anniversaire "L'étranger" écrit par ce drôle type, Camus, 
En mai y en avait un autre qui était paru de lui "le malentendu", tu parles d'un titre !

Quand on est venu me chercher, j'étais déjà tout mort et
comme y avait pas même eu un curé pour que je lui débite quelques péchés que je voulais pas emporter avec moi,
j'avais mis mon âme et mon coeur dans les mains de cette Marie avec qui j'aurais bien passé mes soirées au coin du feu, avec le bois que j'aurais fini par lui livrer gratis

Et tout froid
parce que ça a trainé
les autres diables ils avaient mis le feu à la ferme et tué 7 ou 8 maquisards en plus de moi
Les secours, ils n'avaient pas que moi à s'occuper

Cette Marie, je l'ai surveillée un bout de temps
Après ce jour, elle et sa famille, ils avaient plus rien
Ma soeur pharmacienne lui avait proposé de lui payer des études en remerciement de moi et après elle serait allée travailler dans sa pharmacie
mais La Marie, elle a pas voulu lâcher ses parents,
ils se sont tous dispersés où ils ont pu
ils ont tout recommencé à zéro
les voisins, ils disaient "ça les a mis au monde". 
On a toujours fait semblant de croire qu'ils n'y étaient pour rien,que le pain qu'ils leur avaient pesé le soir même, c'était pas pour le leur faire payer, c'était pour être sûrs qu'ils en auraient assez.

Parfois, le malentendu, c'est juste être là au mauvais moment. 


3 commentaires:

Ange-gabrielle a dit…

Ouah ! Très bella histoire et très beau texte

Laura-Solange a dit…

Je me régale de lecture en lecture!

Michelangelo a dit…

superbe, le style, l'histoire