Une pauvre ferme sur la commune de Pisieu dans les environs de Beaurepaire, un hectare, trois vaches dont on utilise le lait et qui servent aussi pour tracter la charrue à main. J'y passe toutes mes vacances dès ma naissance. On y vit en autarcie : un cochon, des volailles, les fromages-maison, deux jardins-potagers, ma grand-mère est nounou, nous sommes en permanence sept à huit enfants à dormir dans la grande chambre sur des paillasses bourrées de feuilles de maïs. Je n'y ai jamais vu que deux livres : LE catalogue et L'almanach. Je revois la table ovale de chêne, au bois rougi par le vin dont ma grand-mère le nettoyait, nous y faisons nos découpages les jours de pluie ou pendant les soirées d'hiver dans l'épais catalogue sépia. Nous devons toujours demander avant de détourer l'objet de notre convoitise « Et ça, Maman Cote, t'en as besoin ? ». Je me plonge inlassablement, bien avant de savoir lire, dans les premières pages du catalogue, surtout dans celles des dessins représentant les immenses ateliers, aux galeries sur plusieurs étages.
Saint-Etienne est alors dans mon esprit une ville mythique, aussi lointaine que Samarkand, Séville ou Babylone : la preuve, tous ces objets n'arrivent que par la poste, mystérieusement. J'ignore ce qu'est Manufrance, personne ne me l'a jamais expliqué.En sixième, Mr Pelcker, le professeur d'allemand en blouse grise, nous demande d'illustrer les mots appris dans la leçon, sur notre cahier. Der Stuhl, die Tafel, der Bleistift … tout cela se trouve dans le catalogue et je colle toutes les images avec la petite spatule du pot de colle blanche. Peu à peu, d'autres catalogues remplacent chez les parents celui de Manufrance, plus modernes ceux de la Redoute, des 3 Suisses et lorsque je retourne en vacances à la ferme celui de la Manu me semble dérisoire.
D'aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, mon père est abonné au Chasseur Français. En fin d'année, il attache ensemble les douze numéros avec une ficelle ; le gros paquet ficelé rejoint ceux des années précédentes dans un vilain placard percé dans le mur du long couloir sombre déservant les chambres. J'avais horreur de cette revue, parce que nous n'avions pas le droit d'y toucher, elle était sa chasse gardée et a représenté pendant mon enfance, l'exemple-type de revue pour homme à l'égal de « Play-boy » ou « Lui ». Pourquoi était-il abonné ? Il n'était ni pêcheur, ni chasseur, ni jardinier. Qu'allait-il y chercher ? Cette revue demeurait pour moi une énigme, lu par un dissimulateur. Des années plus tard, je supputais qu'il y consultait les « petites annonces » pour y recruter ses maîtresses.
1 commentaire:
Ah les souvenirs de la colle "Cléopâtre", je sens son odeur d'amande en lisant ton texte! Dans ma table de cuisine, à tiroirs, 3 ou 4 catalogues Manufrance longtemps sont restés et je les consultais sur autorisation (il fallait préserver les couvertures!!!!); j'aimais les regarder comme un coffre à jouets duquel on retire toujours quelque chose de nouveau, de merveilleux et les mots aussi m'emmenaient en voyage
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