mercredi 31 octobre 2018

Catographie # 16. Nuit.

      Il est là dans son grenier, dans cette nuit du 25 au 26 mai. Le noir, l'encercle, l'étouffe. Et le silence, ce silence qu'il avait tant souhaité l'opresse maintenant. Les effraies qui avaient élu domicile dans sa chambre improvisée, volètent d'un coin à l'autre de la pièce et soulèvent la poussière qui dessine un voile mortuaire au-dessus de sa tête. Il se lève péniblement, va jusqu'à la fenêtre où seule la lumière de quelques étoiles accrochées à la forêt lui signifient la vie. Il pose sa main puis son front sur le carreau glacé. Il sent ses forces l'abandonner, lui chez qui l'espoir n'a jamais failli. Il repense à cette phrase qu'il s'est si souvent répété pendant sa longue marche: "Aurais-je aujourd'hui que je suis devenu adulte, ce courage d'enfant qu'il faut pour se perdre?"
     Il se revoit enfant, quand il venait en vacances dans la région, à franchir les ruisseaux, à construire des cabanes dans les bois qu'il découvrait, sourd aux appels de ses parents affolés. Sa Dorette était le Rhin de ses légendes, le bois de Jagonard, son Amazonie.
     Mais ce soir, les arbres se sont statufiés, rien ne lui est épargné, aucune ombre, aucune aile diabolique, aucun cri, aucun râle. Il marche dans sa tête. Ses pas tanguent, s'entrechoquent à la recherche de la vérité. La rivière coule écarlate charriant les corps et l'éclaboussant de tous les morts en putréfaction. Dans son errance solitaire, dans sa danse macabre de l'âme qui hésite sur les bords du Styx, il ne veut pas se retourner.
     L'heure avance, l'heure est maintenant brouillard sans lune, elle est silhouette crochue des arbres, elle est jeteuse de sorts à son corps fatigué de voyageur, obligé de larguer ses bagages, obligé de larguer cette guerre dont il ne voudrait rien savoir. Ses souvenirs se multiplient, s'embrouillent et chavirent.
     Ses doigts glissent le long de la vitre, ils suivent la coulure de la buée qui va s'écraser contre le montant  de la fenêtre. Les paysages qu'il dessine sur le carreau sont autant de cimetières. Son courage d'enfant lui fait défaut. Maintenant, il ferme les yeux. Il avance sur un chemin crevé d'ornières, des croix branlantes le bordent. Au loin des fumées. Un village qui brûle? Ce n'est pas Malvières? Ce n'est pas Connangles? Il ouvre les yeux. Le froid de l'espagnolette et du bois vermoulu délimite son territoire. Un territoire déchiré, écartelé et qui se meurt dans "la lente indifférence du monde"

à l'angle de la nuit

À l’angle de la nuit, l’hésitation cherche le passage, tâtonne et trouve le dehors incertain. Comment se laisser frissonner du manque ou comment laisser les révélations se déraciner de l’ombre, s’extraire de l’inextricable buisson de ce que nous connaissons si mal. Renaître entre les rives du poème de la nuit où chaque souffle se fait récit et l’encre sympathique. Avancer sur cette passerelle de détresse dans l’oscillation de la langue. Aux quatre angles de la nuit, les cordes nous ramènent sur le ring, les phrases ne peuvent s’achever, les mots font défaut, la syntaxe s’égare… Dire ne sait pas où aller. Ecrire la nuit ne dépend pas de nous. C’est le perdu qui prend le pas dans les tranchées de ce qui s’écrit, le vertige se cartographie, des venelles se tracent, et une véronique où le poème affleure nous fait face. Les passages secrets s’introduisent quelques pas plus loin, et l’on voit s’envoler une chouette, plonger une chauve-souris près d’un lampadaire, ou s’échapper de soi des mots que l’on ne connait pas. Reste à écrire, à laisser écrire ce qui s’impose, à se laisser embarquer dans une langue qui n’est plus maternelle, mais matricielle. Laisser les morceaux de mots déchirés s’éparpiller, se télescoper, ouvrir la terre et fertiliser.

À l’angle de la nuit, dans cet écartement où l’on est en alerte , démuni face à la forêt où l’on doit se tenir, dans la dissonance des yeux où tout est à redéfinir, on tâtonne, on avance à pas lents, on s’arrête. On bute sur cette saillance intérieure où les doutes sont cloués aux murailles. On reste dans cet arrière silence où la phrase se tient, on rêve d’un alexandrin qui donnerait le rythme au début, lancerait le pas, amorcerait le tremblement et d’un souffle pousserait des mots qui délivreraient les lumières. Il ne reste qu’ à errer dans la nuit d’un livre, se blottir entre ses pages, se laisser disperser, ensemencer, altérer .

À l’angle de la nuit, à ce point d’incidence où les majuscules et les points s’effacent, où les virgules sont passées par-dessus bord depuis longtemps , où la grammaire n’est plus d’aucun secours, le début de quelque chose peut apparaître dans les tâches du buvard, dans les coïncidences qui hésitent sur la feuille, éparpillées.

À l’angle de la nuit, pétrifié dans l’angle mort, le désir d’écriture s’écorce.



 

vendredi 12 octobre 2018

cartographie # 16 NUIT

NUIT 10, 3ème mois.
Ce soir, la fille n'est pas rentrée. Il y a quelques jours encore, je disais la "petite" fille et puis tout bien pesé, je me suis rendu compte que ses regards n'étaient déjà plus ceux d'une si petite que ça. Je ne sais pas quand ça a basculé. Elle a fini par ne plus me regarder par en-dessous son chapeau, ni par derrière les rideaux, mais par toute la hauteur un brin méprisante et conquérante de sa jeunesse.
Ce soir, c'est en vain que son père a attendu son retour et il a dû servir les repas lui-même, commettant de nombreuses erreurs, il n'était ni dans son assiette, ni dans la notre. Quand la nuit s'est faite épaisse, que les plats vidés de leur charcutaille ont regagné la plonge grasse, un conciliabule s'est tenu du côté du bar et quelques minutes après nous partions à sa recherche,. 
Nous avons battu la campagne, fouillé les buissons, scruté la rivière, nous avons crié son prénom à tue-tête "Génie ! Génie !" (Encore un village touché par la grâce de notre chère Impératrice. Plût au ciel qu'elle ne se fut pas appelée Napoléone, comme ma nièce.)
Mais de Génie, il n'en fut pas question. Le ciel était bas, la pluie n'a pas tardé à nous rendre inopérants, de temps en temps un bout de lune tentait une sortie, mais le plus clair était apporté par nos torches, et ce n'était pas fameux. Le sol était glissant, détrempé et lorsque nous ne nous enfoncions pas dans la boue, nous nous étalions de tout notre long. Les chiens courraient partout, aboyant sans cesse, rendus fous par toutes les odeurs mais ne retrouvant jamais celle d'Eugénie disparue. Nous avons décidé non pas de jeter l'éponge avec l'eau du bain, l'humour n'était cette nuit-là pas de mise parmi mes camarades, mais de prendre un peu de repos et de recommencer dès le lever du soleil. 
De retour dans ma chambre, impossible de trouver le sommeil. Bien qu'ayant bu un grog bien tassé de gnôle avant de me mettre au lit, je ne cessais de repenser à cette si jeune fille, seule quelque part dans la nuit. Elle avait été aperçue dans l'après midi, près de la Cascade par un paysan qui vaquait à ses affaires. Le débit de l'eau était très fort du fait des pluies des jours précédents. 
Eugénie n'est jamais gênée par les intempéries et elle passe ses journée dehors sauf lorsque son père la réclame. La cascade et la rivière sont son empire. Le paysan n'a pas su dire ce qu'elle faisait,regardait-elle les cailloux dans la rivière, ou bien essayait-elle d'attraper une truite de ses mains agiles ? Elle peut être tombée à l'eau et avoir été emportée par le courant, mais curieusement, je ne la sens pas en danger, je ne sens pas la mort rôder dans cette absence. Nous la retrouverons sans doute demain. Ou bien reviendra-t-elle d'elle même ? Nous ne saurons peut être jamais ce qu'elle a inventé pour passer sa première nuit en liberté, comment, entre 2 miroirs d'eau elle a décidé de se perdre, un peu, et de passer de l'autre côté de l'enfance.
Mais l'angoisse de ma propre nuit me rattrape, la nuit de mes ennuis et de mes peurs passés, les ombres de ces grappes d'humains décimés, de ces enfants faméliques. Les images me hantent de ce que nous avons accompli et de ce que nous avons exigé des autres. La nuit qui me portait conseil jusque là m'attire dans ses profondeurs et me chuchote des cris que j'avais enfouis.
...
Nuit 12
On ne l'a pas trouvée, malgré nos appels insensés, et incessants, malgré les gendarmes arrivés du Puy en renfort, malgré l'inquiétude qui rongeait son père et ses proches, on n'a pas trouvé sa cachette. Elle est revenue d'elle même. Elle s'est absentée encore, toute la journée et puis tout à coup, quand la nuit est tombée, après une journée oppressante, après des désespoirs et des angoisses sans nom, elle était là, à s'affairer dans la cuisine, à ne laisser s'approcher personne de son périmètre de sécurité et de mystère. Rien n'indique qu'elle ait souffert, quelques griffures au visage attestent de sa lutte avec ses sujets sauvages. Lorsqu'elle m'a servi mon repas, un court échange de regards a remué en moi un sentiment curieux. "Mais aurais-je aujourd’hui que je suis adulte ce courage d’enfant qu’il faut pour se perdre?". Et je m'endors ce soir avec cette interrogation. 

Nuit 13
La nuit m'a éclairé, ça a été comme une révélation. Je me suis rendu à la cascade et j'ai trouvé le passage. Comme Eugénie, je suis passé derrière le rideau d'eau. Une longue caverne s'ouvre alors et se poursuit par ce qui semble être un tunnel . Le bruit de la chute d'eau est amorti, on distingue le jour bien sûr mais comme à travers un arc en ciel, la température est idéale. Des traces de feux, une couverture. Je ne saurai jamais ce qu'elle y a vécu, ni si elle est y restée de son plein gré. Ou si la nuit l'a surprise et qu'elle n'a pu repasser le rideau à temps. Rien n'indique qu'elle y soit allée seule, mais je penche pour le oui. J'espère qu'elle ne va pas me surprendre, je ne voudrais pas qu'elle sache que je sais, j'aimerais moi aussi profiter de l'endroit, y attendre la nuit, explorer le canal souterrain, m'enfoncer dans la profondeur, me perdre à tâtons dans l'écho de mes pensées plus calmes. J'ai prévenu là-haut que je m'absentais quelques jours. Ma nuit sera aussi belle que la sienne.

jeudi 11 octobre 2018

Nuit

Il y a longtemps qu'Elle a quitté le pays mais son ombre rôde la nuit dans la vieille maison revendue il y a des années, maison désormais transformée en villa rose, celle du petit cochon qui a construit en briques.
Elle caresse les vieux murs en pisé et surtout colle son oreille aux murs pour y écouter les voix emprisonnées. La nuit, les voix s'éveillent et susurrent. Elle les entend, en reconnaît certaines. Il y a la sienne, celle de petite fille qu'Elle a eu du mal à reconnaître mais à laquelle Elle s'est habituée. La petite fille l'appelle, elle lui demande pourquoi Elle a perdu ses bras. Elle, la désormais adulte, lui répond : « Mais aurais-je aujourd'hui que je suis adulte ce courage d'enfant qu'il faut pour se perdre ? ».
« Je ne suis pas perdue ici » susurre la petite voix, « On est nombreux, il y a les voix de tous ceux qui sont morts et qui ont vécu ici ; il y a celles de tous ceux qui sont passés un jour par là et dont les paroles se sont lovées dans le pisé, même s'ils ne sont venus qu'une seule fois, pourvu qu'ils s'y soient sentis bien. Il y a des voix d'enfants, de tous ceux qui ont été nourris au sein ici, de tous ceux qui y ont joué, ont gardé les vaches, rentré les dindes, y compris celles des petits juifs qui ont été cachés, celle de ton oncle, le maquisard, celle de ton père à tous les âges ; si tu viens souvent tu peux toutes les entendre aux différents âges, selon les nuits. Ca fait un beau concert ; certaines chantent, d'autres pleurent, jurent, parfois tu entends des cris, ceux des accouchées, des disputes, ceux de la nuit de l'incendie et aussi tellement de rires, rires de baptêmes, de noces d'or, de banquets, tu entends même le son des baisers et le froissement des draps ».
Elle, la désormais adulte, tend l'oreille, saisit des bribes, reconnaît des intonations, avance à tâtons dans la nuit longeant les murs pour écouter un peu plus loin ; les voix se regroupent par affinités. Elle évite, quand Elle le peut, quand son moral n'est pas trop bas, les angles, car c'est là que se regroupent les grosses, les méchantes voix, celles qui vocifèrent, celles dont les graines de souffrance ont été trop arrosées et qui suent l'angoisse. Mais, quand Elle aussi navigue pendant sa nuit dans les fumées opaques de ses propres ténèbres, ce sont précisément ces angles-là qui l'attirent comme un aimant, l'entraînant encore plus profondément dans son désarroi.
Celles qu'Elle préfère aller écouter, en collant son coquillage d'oreille contre le mur d'une des chambres du haut, sont celles de sa cousine et de sa mère quand elles avaient toutes deux dix-sept ans ; l'une pleure et parle allemand, l'autre console et parle français ; parfois elles rient, souvent ce sont des soupirs ou des nez qui se mouchent, toujours c'est d'amour qu'il s'agit, de compassion, d'infinie tolérance.
Elle sort de ces nuits-là émerveillée ou épuisée : trop de musiques, trop d'histoires, certaines dont Elle ne comprend pas même la signification ni de quel siècle elles émanent mais Elle sait qu'elles sont siennes, celle d'un long lignage d'ancêtres desquels Elle est issue et qui ont fait d'Elle ce qu'Elle est aujourd'hui. Finalement Elle se dit que même adulte - courage ou pas – Elle continue à se perdre.


La nuitt

Un bonus pour la proposition d'écriture sur la nuit avec Grand Corps Malade:




Cartographie 16/ Nuit

Deux textes sont proposés pour aborder le thème de la nuit sur notre carte :

1/ Aragon: Le Paysan de Paris (1924)

Parmi les forces naturelles, il en est une, de laquelle le pouvoir reconnu de tout temps reste en tout temps mystérieux, et tout mêlé à l’homme: c’est la nuit. Cette grande illusion noire suit la mode, et les variations sensibles de ses esclaves. La nuit de nos villes ne ressemble plus à cette clameur des chiens des ténèbres latines, ni à la chauve-souris du Moyen Age, ni à cette image des douleurs qui est la nuit de la Renaissance. C’est un monstre immense de tôle, percé mille fois de couteaux. Le sang de la nuit moderne est une lumière chantante. Des tatouages, elle porte des tatouages mobiles sur son sein, la nuit. Elle a des bigoudis d’étincelles, et là où les fumées finissent de mourir, des hommes sont montés sur des astres glissants. La nuit a des sifflets et des lacs de lueurs. Elle pend comme un fruit au littoral terrestre, comme un quartier de bœuf au poing d’or des cités. Ce cadavre palpitant a dénoué sa chevelure sur le monde, et dans ce faisceau, le dernier, le fantôme incertain des libertés se réfugie, épuise au bord des rues éclairées par le sens social son désir insensé de plein air et de péril. Ainsi dans les jardins publics, le plus compact de l’ombre se confond avec une sorte de baiser désespéré de l’amour et de la révolte.

2/  Henri Michaux: La nuit remue


Tout à coup, le carreau dans la chambre paisible montre une tache.


L'édredon à ce moment a un cri, un cri et un sursaut; ensuite le sang coule.
Les draps s'humectent, tout se mouille.

L'armoire s'ouvre violemment; un mort en sort et s'abat.
Certes, cela n'est pas réjouissant.

Mais c'est un plaisir que de frapper une belette.
Bien, ensuite il faut la clouer sur un piano.
Il le faut absolument.
Après on s'en va.
On peut aussi la clouer sur un vase.
Mais c'est difficile.
Le vase n'y résiste pas.
C'est difficile.
C'est dommage.

Un battant accable l'autre et ne le lâche plus.
La porte de l'armoire s'est refermée.

On s'enfuit alors, on est des milliers à s'enfuir.
De tous côtés, à la nage; on était donc si nombreux!

Étoile de corps blancs, qui toujours rayonne, rayonne.



3/ Proposition d’écriture: la nuit

écrire hors du jour et dans une nuit intérieure . Errance solitaire ( ou méditation) d’un des personnages de votre cartographie
- Le il ou elle de la consigne 6
- un des personnages du passé/ présent//futur de la consigne 7
- un des personnages qui parlent dans le cimetière/ consigne 8
- le personnage qui tient son journal dans la consigne 12
- le narrateur

 - inclure cette phrase de Clarice Lispector : Mais aurais-je aujourd’hui que je suis adulte ce courage d’enfant qu’il faut pour se perdre? 

 

mardi 9 octobre 2018

Cartographie # 15 " J'aimerais palpiter aux saisons."

     qui m'invitent, invitent mon vague à l'âme,  elle ou bien une autre, peut-être quelqu'un d'autre, quelqu'un ou bien quelqu'une invite, m'invite, m'évite, évite de m'inviter, m'invite à m'inventer, invente une invitation vague, lame de fond qui berce, pleure, déchire l'invitation flétrie, flétrissure de mon âme, morsure; morsure du froid, du temps, du temps qui passe, dépèce, délite,  découd les fils, les lignes du livre où l'invitation gît, gisant, grisant mon âme à la dérive, ivresse d'une âme en perdition, palpitation, palpation inédite d'un corps,  d'un cœur, péril d'un souffle muet, mutisme, pliage, finitude.

Cartographie # 15 "Le nom sonne à l'oreille en silence"

     Le nom sonne, résonne, soupçonne les nons qui foisonnent;  soupçonne l'interdit; moissonne les soupçons. Le nom à l'oreille, les nons en silence, les nons à l'oreille, le nom en silence; le silence de l'oreille dans la nuit des noms qui moissonne les pas feutrés des surnoms, des sous-noms, des sous-entendus dans les non-dits qu'émulsionne le silence de la nuit. Le nom chuchote à l'oreille, les bémols, les dièses, la musique du silence; un silence mineur, un silence majeur; la gamme s'ouvre, s'enfle, s'épanouit; le silence s'élance; l'oreille s'élargit, le silence s'y love, creuse son lit de l'indicible, s'endort dans la nuit étoilée de son nom murmuré.

Crouzilhac : 1 spécial Linette


Cartographie # 12 : Journal par MPR


Jour 2 
Après ce chantier pharaonique, tous les ors des inaugurations, l'Impératrice Eugénie, les foules bigarrées et enthousiastes aux petits fours et champagne, il a fallut que je m'exile un peu. La Compagnie m'a octroyé cette retraite en Haute-Loire inconnue rude et terrible où l'on dit que rôdent encore des loups.
J'ai pris une chambre à l'Hôtel de la Cascade. Quand la fenêtre est ouverte, j'entends la chute d'eau qui ne discontinue pas. Dès le premier jour, je suis allé voir la cascade de plus près : ce ne sont pas les chutes du Zambèze, ni celles d'Igaçu. Mais cette modestie dans la précipitation m'émeut. J'y suis retourné aujourd'hui. Avant-hier il a tellement plu que le débit remplissait tout le déversoir. "Année à foin année à rien". Après le sec d'Egypte, un peu de déluge me convient bien. J'aime cette nature plantureuse, ces odeurs de genêts, ces petites fleurs en grappes roses dans les prés. Partout la nature fait ce qu'elle a à faire si seulement on ne la contrarie pas ; mais je suis mal placé pour dire cela. L'assourdissement de l'eau tombant de 30 mètres de hauteur m'a embrumé le cerveau et lorsque je suis revenu à moi, une petite fille crottée et furieuse me regardait de dessous son chapeau de paille, agrippée à son chien. J'ai hésité un moment à dire quelque chose. Mais comme mon regard devait peser trop lourd sur elle, descendant de trop haut, de trop loin, trop plein de questions entre nous, elle est rentrée dans sa coquille et a prestement disparu.

Jour 9
Je suis à présent un peu rasséréné. Tous les événements dramatiques s'incrustent dans mes os, mais en même temps, je refais peau neuve au contact de ce nouvel environnement. Quelques voyageurs voisinent avec moi, ils ont des allures de colporteurs, de marchands d'un autre temps. En cette mi août, les touristes sont pratiquement tous partis et l'endroit est peu fréquenté. La Cascade de la Beaume est assez renommée pourtant, avec ses grottes, ses orgues basaltiques et son eau aux vertus reconnues.
Il y a 2 jours, un couple de géologues est venu faire des relevés. Nous avons mangé à la même table. Ils connaissaient bien l'épopée du Canal. Nous avons évoqué la possibilité de nous revoir. 
J'ai aperçu la petite noiraude qui continue ses travaux d'approche. Je dois être le premier humain de ce type qu'elle rencontre. 
Intriguée , mais pas encore aventureuse.
Demain j'irai en direction du Monastier. On m'a parlé d'une église, l'abbatiale St Chaffre qui date du XIIIè siècle ; soit disant remarquable, j'en suis curieux. 
L'aubergiste m'a raconté l'histoire du chevrier devenu seigneur de la Baume, une légende comme il y en partout. 
Peut-être la petite sauvageonne la connaît-elle aussi.
Je n'ai pas encore rencontré de loup.

Jour 18
Je rêve à la Mer Rouge, au Nil. à ces paysages chauds que j'ai laissés. Ma jambe me fait à nouveau souffrir. La douleur est lancinante. Peut-être l'humidité ambiante ou les longues marches que je m'impose en ont elles ravivé le souvenir. Parfois l'hôtelier me pose des questions. Il ne comprend pas ce qu'un monsieur comme moi, avec ses livres et sa mise élégante, est venu faire dans un trou pareil.
Je lâche quelques bribes. Je lui raconte le Canal, l'Opéra de Verdi, l'Impératrice Eugénie. Je lui raconte les milliers d'ouvriers. Le choléra. 
De moi, rien.
L'autre soir, j'ai aperçu la petite fille cachée derrière un lourd rideau qui épiait mon récit. Je ne sais pas ce qu'elle en saisissait. 
Ce jour-là dans l'après-midi je me suis aventuré sur les berges de la Loire, à partir du Champinet, en glissant vers La Farre. J'en étais encore à apprécier ces dimensions, ce fleuve enfant, dont je connais la fin, la largeur et les largesses lorsque soudain, passé un coude, une envie irrésistible, à la vie du lit de la rivière qui s'élargissait et de la berge qui formait comme une plage. Je n'avais pas prévu la baignade, je n'avais pas de costume de bain ni rien pour m'essuyer, mais le temps était si beau qu'il m'a semblé impossible de résister à cette impulsion. Ce fut une délice. 

Jour 30
Cela fait un mois que je suis là. Je continue de vider mon esprit en arpentant les chemins, à me baigner, à écrire. Je n'ai toujours pas parlé à la petite fille  et aucun n'a réussi à percer les mystères de l'autre. Peut-être n'avons pas les mots d'approche. 

lundi 1 octobre 2018

Il a de longues moustaches cirées aux pointes


Il a de longues moustaches blanches cirées aux pointes. Les longues blanches pointes cirent et tirent les pistaches. Taches de cire blanche coulent sur les pointes de la nappe. Les taches nappent de longues traces blanches ses moustaches tirées. Les longues pointes piquent et tirent la nappe qui choit sur le tapis tissé de poils de moustache. Des poils de moustache que j'ai tirés, j'ai brodé ton nom sur le mouchoir blanc. Blanc le lin, marqué de taches de mousse, longues traînées dégoûtantes et cirées comme des chaussures usées. J'arrache les pointes de ses moustaches qui me piquent quand je l'embrasse. Me reste de longs poils dans les paumes, poils blancs, longs lichens gluants. Il faut arracher pour embrasser, embrasser pour arracher. Il faut, il faut, il faux, faux-semblant, faussaire et fausse note en plein milieu de la figure. Alors fixer les pointes avec deux clous, deux clous au mur. Le visage figé, la figure ne peut plus bouger, couper, couper la moustache qui ne tient plus rien, le bonhomme chute. La longue silhouette maigre s'affale, marionnette désarticulée. Reste la moustache au mur, deux arcs blancs poilus, velus. Une accolade comme deux bras tendus. Accolée au mur se glisser de droite, de gauche, se laisser caresser le cou, gigoter, picoter. Pousser de petits cris, crisser comme un grillon ou une cigale. Enfin, lassée, se les enrouler autour du cou et tomber à genou. Long, longtemps. Blanc.