Elle caresse les vieux
murs en pisé et surtout colle son oreille aux murs pour y écouter
les voix emprisonnées. La nuit, les voix s'éveillent et susurrent.
Elle les entend, en reconnaît certaines. Il y a la sienne, celle de
petite fille qu'Elle a eu du mal à reconnaître mais à laquelle
Elle s'est habituée. La petite fille l'appelle, elle lui demande
pourquoi Elle a perdu ses bras. Elle, la désormais adulte, lui
répond : « Mais aurais-je aujourd'hui que je suis adulte ce
courage d'enfant qu'il faut pour se perdre ? ».
« Je ne suis pas
perdue ici » susurre la petite voix, « On est nombreux,
il y a les voix de tous ceux qui sont morts et qui ont vécu ici ; il
y a celles de tous ceux qui sont passés un jour par là et dont les
paroles se sont lovées dans le pisé, même s'ils ne sont venus
qu'une seule fois, pourvu qu'ils s'y soient sentis bien. Il y a des
voix d'enfants, de tous ceux qui ont été nourris au sein ici, de
tous ceux qui y ont joué, ont gardé les vaches, rentré les dindes,
y compris celles des petits juifs qui ont été cachés, celle de ton
oncle, le maquisard, celle de ton père à tous les âges ; si tu
viens souvent tu peux toutes les entendre aux différents âges,
selon les nuits. Ca fait un beau concert ; certaines chantent,
d'autres pleurent, jurent, parfois tu entends des cris, ceux des
accouchées, des disputes, ceux de la nuit de l'incendie et aussi
tellement de rires, rires de baptêmes, de noces d'or, de banquets,
tu entends même le son des baisers et le froissement des draps ».
Elle, la désormais
adulte, tend l'oreille, saisit des bribes, reconnaît des
intonations, avance à tâtons dans la nuit longeant les murs pour
écouter un peu plus loin ; les voix se regroupent par affinités.
Elle évite, quand Elle le peut, quand son moral n'est pas trop bas,
les angles, car c'est là que se regroupent les grosses, les
méchantes voix, celles qui vocifèrent, celles dont les graines de
souffrance ont été trop arrosées et qui suent l'angoisse. Mais,
quand Elle aussi navigue pendant sa nuit dans les fumées opaques de
ses propres ténèbres, ce sont précisément ces angles-là qui
l'attirent comme un aimant, l'entraînant encore plus profondément
dans son désarroi.
Celles qu'Elle préfère
aller écouter, en collant son coquillage d'oreille contre le mur
d'une des chambres du haut, sont celles de sa cousine et de sa mère
quand elles avaient toutes deux dix-sept ans ; l'une pleure et parle
allemand, l'autre console et parle français ; parfois elles rient,
souvent ce sont des soupirs ou des nez qui se mouchent, toujours
c'est d'amour qu'il s'agit, de compassion, d'infinie tolérance.
Elle sort de ces nuits-là
émerveillée ou épuisée : trop de musiques, trop d'histoires,
certaines dont Elle ne comprend pas même la signification ni de quel
siècle elles émanent mais Elle sait qu'elles sont siennes, celle
d'un long lignage d'ancêtres desquels Elle est issue et qui ont fait
d'Elle ce qu'Elle est aujourd'hui. Finalement Elle se dit que même
adulte - courage ou pas – Elle continue à se perdre.
1 commentaire:
À force que les murs aient des oreilles, ils se sont mis à donner de la voix. Et le petit cochon, qu'est il devenu ?
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