mercredi 30 janvier 2019

ombres d'ombres

Les quatre planches de lambris brisées sur la partie inférieure du mur, où la fenêtre découpe un étroit carré de lumière, laissant affleurer la texture du ciment, pourraient laisser penser que cette “petite pièce” est en réparation. Sous la fenêtre, sertie de grosses pierres de granite, s’encastre un vide, un trou béant mal calfeutré par une table qu’épaule une étagère basse, d’un bois sombre, emplie de livres à la tranche grise surmontée d’une esquisse de portrait. Sur le rayonnage supérieur trône un ancien poste de radio avec quatre gros boutons dans la zone inférieure et deux espaces délimités par un liseré où se déchiffrent avec difficulté des noms de villes d’ici et d’ailleurs et une sorte de toile sombre et GO PO OC écrits en lettres majuscules. Un vase effilé portant quelques brins de lavande et cinq épis de blé s’élève encore plus haut. Face à la porte par où l’on pénètre dans cette pièce, deux étagères de bois clair emplies de livres jusqu’au plafond suffisamment bas pour que, les bras tendus, on puisse toucher les poutres peintes en un blanc crémeux. Entre les poutres, les planches sont recouvertes d’une vilaine moquette d’un vert noirâtre, fatiguée , aggravant cette sensation d’écrasement et d’oppression . Une porte en pacotille, peinte d’une couleur sombre, emmène au-delà. Sur la partie gauche, l’autre versant de la pièce, il fait très sombre et les livres accumulés en tous sens sur d’autres étagères laissant présager un charivari de récits, renforcent cette impression de bois noirs où l’on hésiterait à pénétrer. C’est une pièce figée, faisant semblant d’exister, mais qui en réalité n’est que traversée pour passer de l’univers d’une cuisine à celui d’une salle à manger. Les rideaux de dentelle ne frémissent pas, le soleil n’entre pas à cette heure là et le silence, aussi resserré que les pages des livres joints, empli d’un long passé, déploie sa toile et possède tout l’espace . Sur le seuil de cette “petite pièce”, elle se tient interdite.

L’étrange est immobile. Jusqu’à ce que se détache une forme, esquisse d’un corps, long et lourd, allongé sur ce qu’on appelait autrefois une méridienne, dans le recoin sombre de ce lieu. Forçant le regard, elle distingue une silhouette dont la poitrine se soulève avec une faible respiration, puis lentement une jambe s’anime, puis l’autre et enfin un buste au souffle paisible se redresse. La perception floue ne permet pas de distinguer qui est allongé là et reprend vie. Un nom est au bord de ses lèvres mais elle ne prononcera pas. S’ effleure alors la vision d’une multitude de corps se levant de ce fauteuil, dans un ralenti de cinéma, – in the mood for love – envahissant l’espace de cet instant de silhouettes grandes et grises s’éployant les unes après les autres , ombres des ombres se découpant puis s’estompant, se superposant sans que l’on en distingue le sexe ou l’âge, animées de vies autonomes, mais dont on sait avec certitude qu’elles ne sont plus, certaines depuis un temps si lointain que cela glace d’effroi celle qui se tient là, debout sur le seuil, les mains serrées sur le ventre, sans pouvoir prendre parole. Au fur et à mesure que la lumière perd de son intensité au-dehors, la densité de ces corps, qui s’élèvent du fauteuil, prend du relief avant qu’ils ne se fondent dans d’autres silhouettes qui s’animent à leur tour et dont elle n’a aucune idée de qui ils peuvent bien être. Elle se tient là, sans chercher à fuir, avec une sensation étrange de sang venant pulser sur le bout des ongles, ne sachant plus si elle a chaud ou si le froid la gagne. Elle se sent glisser dans un rêve qui ne lui appartient pas, une vision qui prend toute la place et dont elle ne pourra s’affranchir qu’en déposant des mots qui contourneront les obstacles dans son carnet noir, celui qui sert à ça, à recueillir les linéaments d’une cartographie mentale s’effilochant entre divers temps où ces hommes et  femmes sans âge retourneront pour retrouver les rives d’un monde qui n’est plus, même si, sur le fronton de la porte d’entrée une inscription résonne comme un coup de poing: Le passé présent.

jeudi 24 janvier 2019

Le chemin vieux


Au-dessus de la ville, contournant les maisons, il commence par un grimpillon bien raide, et permet d'éviter la rue Lafayette très circulante, étroite, sombre, bordée de maisons, le long de la Gère malodorante car déversoir de toutes les usines textiles et même de la Fonderie d'argent et de la célèbre usine de chaussures Pellet. C'est un sentier, à l'écart de toute habitation, flanqué de mûres à grappiller en été, le chemin des amoureux, le chemin des satyres pour certains qu'en dira t-on, très accueillant en plein soleil mais impossible à imaginer la nuit pour les enfants car aucun lampadaire n'y a jamais été installé et c'est alors que les on-dit prennent toute leur ampleur et leur signification, loups-garous, violeurs, égorgeurs forcément le fréquentent. Les enfants aiment l'emprunter à plusieurs en pleine journée car d'une part il raccourcit considérablement le trajet pour rentrer du lycée, d'autre part il leur est strictement interdit par les mères. C'est donc en cachette, avec ce petit goût délicieux de plaisir volé qu'ils l'empruntent, sans trop s'attarder toutefois, au cas où … Malgré le petit pincement au coeur qu'il ressentait à chaque fois qu'ils bravaient en groupe l'interdit - plus pour l'interdit que pour les dangers du chemin lui-même - il ne pouvait s'empêcher d'attendre que quelque chose, enfin, se passe. Il y avait forcément eu, un jour, quelque chose d'étrange pour que toutes ces rumeurs circulent ainsi, sa mère ne cessait de lui répéter qu'il n'y avait pas de fumée sans feu. Alors il était aux aguets et ne cessait de regarder d'un bord du chemin à l'autre, derrière chaque arbre, au pied des pierres, de dresser l'oreille aux froissements, bruissements, chants d'oiseaux, de ressentir chaque souffle d'air plus chaud, de faire palpiter ses narines, frissonnant de plaisir mêlé d'appréhension. Il avait remarqué qu'à un certain endroit, en passant devant un bosquet de genêts, l'air était plus âcre et qu'on y entendait de petits crépitements comme du bois qui brûle et fait jaillir de petites étincelles. En ce mois de mai, il s'attendait, avec la chaleur à ce que les crépitements soient là quand ils passeraient. Bien avant le bosquet, c'est un parfum fort, enivrant qui l'avertit qu'ils s'en approchaient : les gousses noires et crépitantes n'étaient pas là mais le bosquet aux pétales d'or jaune vif illuminait le chemin, des brassées de lumière, et par dessus, ce parfum enivrant qui embaumait tout le paysage. 


Ebloui par tout ce soleil, la chaleur qui irradiait du buisson, il se laissa entraîner à rêvasser, hypnotisé autant par cette fleur de soleil ressemblant à un papillon que par le parfum qu'elle exhalait. Le groupe continua à avancer sans lui. Alors, il eut envie de s'asseoir, les sens abasourdis par tant de sollicitations, la tête bourdonnante et une légère nausée qu'il sentait monter de sa gorge. Peut-être s'endormit-il, personne ne le sut jamais, mais lorsqu'il rejoignit le groupe qui refaisait le chemin en sens inverse en criant son nom, il avait l'air étonné ; ce qu'il avait vu, nul ne le crut, alors même qu'il n'en démordit jamais, et ce fut une légende de plus qui circula sur le chemin : « L'emprunter peut rendre certaines personnes folles ». Assis sous le bosquet, il avait vu, de ses yeux vu, affirmait-il, un merveilleux arbre en fleurs, couvert de fleurs jaunes formant une corolle, regroupant mille petites bouches chantant magnifiquement un air qu'il voyait s'élever dans le ciel en volutes bleutées ; longtemps; ils les avaient écoutées, il pouvait même chanter l'air qu'il avait retenu. L'arbre, s'était ensuite, en accéléré, couvert de lourds fruits dorés qu'il avait cueillis et goûtés, juteux, sucrés comme des mangues mais ce n'en était pas ; les fruits s'étaient flétris, étaient tombés, puis l'arbre avait lentement perdu ses feuilles et ne restait plus que son squelette se détachant sur un ciel gris de plomb. Il avait beau répéter qu'il avait vu ensuite de petits bourgeons vert pâle se former au bout et à l'intersection de chaque branche, branchette, personne ne l'écoutait plus.
Que personne ne le crut, il s'en fichait ; ce qui le laissait le plus perplexe était que ses compagnons, ou auditeurs quels qu'ils soient, aient tant besoin de s'accrocher à l'idée d'un monde permanent, identique alors que nous savons bien que tout change constamment et que ce qui devrait les étonner c'est que les choses perdurent. Pourquoi s'étonnaient-ils de ce qu'il avait vu : il avait vu le monde tel qu'il est et non pas tel qu'ils voulaient le trouver.







mercredi 23 janvier 2019

LIEU ETRANGE # 19.

1)- L'ABBAYE DE LA CHAISE-DIEU.    
     Lorsque vous arrivez par le sud, elle vous obstrue la vue; lorsque vous êtes sur la petite place, elle vous oblige à lever la tête fort haut pour essayer de deviner son clocher. Il faut ensuite grimper les hautes marches de son escalier monumental avant que d'accéder au portail surmonté du tympan où grouillent les Bons et les Méchants dans leur perpétuel affrontement sous l'œil d'un Christ éternellement moralisateur. La porte franchie, c'est le Royaume de l'Obscurité. On distingue mal les énormes piliers surmontés des chapiteaux grimaçants où  chimères, monstres et personnages voisinent en une histoire qui se décline depuis des millénaires. Les grilles du jubé, austères mais néanmoins ostentatoires veillent sur les sièges en bois ouvragés et numérotés d'hypothétiques moines. A peine effleurés, ils grincent comme mus par les mains invisibles et souffrantes de tous les religieux qui se sont succédé. Des statues qui veulent se décrocher des murs pour vous escorter; un déambulatoire où chaque chapelle, chaque recoin, chaque renfoncement est un appel au crime. Des tapisseries usées qui racontent une histoire. Une fresque a  même l'audace de s'intituler "La Danse macabre".
     Mais le soir est tombé. Le dernier paroissien, la génuflexion expédiée s'en est allé boire le petit verre d'usage au seul bistrot ouvert et le lourd ventail se referme sur la nuit secrète de l'abbatiale.
     Lui, il se cache derrière un pilier et il attend. Quoi? Il ne saurait le dire au juste. Mais il attend. Un miracle? Une apparition? Il attend. Rassuré à moitié lorsqu'un déplacement d'air vient lui glacer les mollets. Il baisse la tête. Rien. Pas même un chat égaré. Pas même une belette. Maintenant c'est au tour de sa nuque, de ses épaules d'être enveloppées par le courant d'air frais qui descend le long de son bras et lui ,prend la main. Doux? Brutal? Il ne saurait le qualifier. Mais il le tire, sans lui laisser le moindre choix, hors de sa cachette. Lui, il avance, il tangue, résiste mais toujours guidé dans le noir par la main invisible. Tout autour de lui, il devine des allées et venues, des grincements de dalles de pierre déplacées, des frottements d'étoffes. Il est maintenant tout près du jubé.  La main quitte la sienne , remonte sous son menton qu'elle saisit et d'un geste  imperceptible lui fait lever la tête. Il est devant la fresque de La Danse Macabre. Mais de tous ses personnages, il ne reste que les transis, squelettes ou avec juste la peau sur les os. L'un d'eux lui tend sa faux au bout d'un long manche télescopique. Il frissonne. Le souffle d'air l'assoit sur le tranchant de la lame incurvée et commence alors sa lente ascension pour aller prendre place lui aussi au milieu de la fresque. Assis de guingois, calé entre des côtes et des tibias malingres, il attend. Quand dans un criquètement d'os et de tissu froissé, c'est une multitude de bougies qui s'allume et tapisse les travées d'ombre et de lumière. Des tombeaux, sortent des formes humaines, pour certaines monstrueuses, pour d'autres assemblage d'os enchevêtrés peinant à retrouver leur place et leur fonction. Certaines avancent seules; d'autres, il en compte vingt-quatre, accompagnées par un des vivants de la fresque. Il en reconnaît quelques unes.  Chez les Puissants, le Pape accompagne le premier Abbé de la Chaise-Dieu tandis que le Chevalier tient la main de l'évêque du Puy. Chez les Bourgeois, le marchand est avec le maquignon du bourg et le sergent claudique avec un gendarme. Pour le peuple, le frère infirmier pousse le cafetier mort depuis peu abruti d'alcool et le paysan tire le gamin à la jambe coupée par le soc de sa charrue.
     Lui, il voudrait crier, hurler mais aucun son ne sort de sa bouche, les cordes vocales anesthésiées par ce spectacle qu'il trouve grotesque plus qu'effrayant. Grotesques les fantômes qui se faufilent entre les piliers, s'agenouillent, s'enlacent, s'étreignent puis disparaissent dans leurs sépultures des ténèbres comme si rien ne s'était passé.

     Combien de temps est-il resté là assis sur le tranchant de la faux ne sentant aucun mal, incapable d'organiser la moindre pensée attendant simplement que le souffle invisible veuille bien le guider chez les simples mortels?

vendredi 18 janvier 2019

L'homme à la redingote

C’est un jour dans visage, un de ces jours habillé de grisaille où la lumière peine à traverser les carreaux de la fenêtre de la cuisine. Ce n’est pas encore la nuit, mais ce n’est déjà plus le jour. La fillette, assise sur sa petite chaise a désormais de la difficulté à distinguer les points de dentelle qu’elle doit réaliser si elle veut terminer son ouvrage en ce jour. Un feu lance de petites flèches denses et brèves au sein de la cheminée. La lumière se concentre sur cette partie de la pièce, laissant glisser le reste parmi les ombres. La petite fille est seule à faire cliqueter les fuseaux; elle attend le retour de sa mère qui a laissé son carreau sur la chaise à côté d’elle. Dans l’angle opposé à la cheminée, la grande horloge n’en finit pas de dépecer le temps et de rappeler à l’enfant qu’il lui faut se hâter. Derrière elle, posée sur la table, se laisse deviner une tourte libèrant cette odeur si particulière de pain chaud qui parvient à se diffuser au-delà du torchon à carreaux qui la recouvre. Le balancier du temps déterre le silence alors que au-dehors le vent s’est levé. La fillette, dans un soupir, pose son regard sur les flammèches qui pétillent et oublie son ouvrage.
Son esprit s’accroche à une étincelle, puis une autre. Elle a dépassé la frontière de son être et se retrouve dans un monde où on ne parle pas, mais où l’instant est fait d’incandescence. C’est peut-être un autre réel, aux contours indécis, passé au tamis du songe, à la croisée d’un dedans et d’un dehors: promesse d’un possible. Elle lève un peu la tête pour suivre une étincelle qui a jailli plus haut et c’est là qu’elle l’aperçoit: un homme qu’elle dira âgé, comme un grand-père, grand et maigre, flottant dans un manteau long et sombre, chaussé de bottines à lacets comme elle n’en a jamais vues et d’un chapeau haut planté sur le sommet du crâne. Il se tient, si grand, sur l’escalier qui conduit vers la grange et il semble descendre, bien qu’absolument immobile sur une marche à mi-parcours. La fillette se recroqueville sur sa chaise, laisse tomber son ouvrage au sol, et aucun mot ne peut transpercer la barrière de ses lèvres. Ses jambes devenues molles, elle ne peut inscrire la fuite dans le domaine des possibles. Elle se sent rapetisser alors même que l’homme semble s’amplifier. Il ne parle pas, mais sourit, cherchant à capter son regard. Cela ne se peut. D’un geste brusque , elle recouvre son visage de sa veste et s’enroule sur elle-même comme un animal… Lorsque sa mère revient, elle trouve sa fille ainsi. La petite est encore terrifiée, mais arrive à poser quelques mots sur ce qui vient de lui arriver. Sa mère la rassure rapidement, sans s’inquiéter vraiment; il y a tant à faire dans la maison. Plus tard, des jours après, à l’école dans un livre, elle posera son doigt sur l’image d’un homme figé en redingote et chapeau haut de forme et dira: c’est lui qui est venu me voir.

samedi 12 janvier 2019

La maison isolée


Lugubre, isolée sur un plateau venteux, la maison semble sur le point de s'affaisser, ses pierres pressées de retrouver le sol dont elles sont issues. De nombreuses tuiles manquent, il doit pleuvoir à l'intérieur. Deux énormes marronniers, malades, tout tachetés de brun, l'écrasent de leur masse ; l'un derrière la maison, côté nord, sans fenêtres ou peu s'en faut, recouvre une partie du toit ; le second, devant la porte d'entrée, barre le passage à qui voudrait s'y introduire. Il faut le contourner, longer la maison pour atteindre la porte. Aucun soleil ne peut jamais la réchauffer, ni aucun foyer à l'intérieur puisque quiconque n'a jamais vu de fumée sortir de cette cheminée. Un fil provenant du poteau électrique longeant la route pendouille au-dessus de ce qui pourrait être une cour si elle n'était jonchée de rebuts, fûts éventrés, carcasses rouillées, meubles aux pieds manquants ou ravagés de termites, ustensiles plastiques ou marmites rouillées. En contrebas, une mare stagne, infestée d'orties. L'homme qui vient chaque jour travailler la terre de cette ferme aux allures de bâtisse abandonnée semble ignorer le délabrement. La maison est fermée depuis qu'il en loue les terres ; l'homme n'y a jamais pénétré. Il se dit qu'un jour, il faudrait, il devrait … s'approcher et en avoir le coeur net. N'osant le faire seul ou même en parler si ce n'est à quelqu'un en qui il aurait entièrement confiance, les mois et années ont passé ; l'état extérieur de la maison n'a fait qu'empirer. Un soir d'automne, exténué par une journée de labours commencée très tôt, il s'approche, contourne l'immense marronnier malade qui barre l'entrée et sans chercher à atteindre la porte -il ne veut pas l'ouvrir et surtout pas pénétrer dans cette maison qui ne lui appartient pas, qu'il ne loue pas non plus, on ne lui a loué que les terres – écarte et écrase des ronces pour jeter un regard par une fenêtre envahie de poussière. Le soleil sur la vitre l'empêche de voir autre chose que le reflet de l'arbre. Il rebrousse chemin, s'assied près de son tracteur, épuisé. Mais avant de reprendre la route pour le village où il vit tout en bas, quelque chose l'appelle et lui dit d'y retourner, qu'il n'a fait que la moitié du chemin, qu'il n'a encore rien vu. Il attend depuis si longtemps ce courage ou cette curiosité qui lui sont enfin venus qu'il se convainc rapidement qu'il n'y a là rien de répréhensible. Juste voir. Il se rapproche des vitres, y colle un peu son visage mais elles sont trop opaques, trop de poussières accumulées depuis des années. Il sort un chiffon de la poche de sa salopette, l'humecte de salive et frotte un peu le bas d'un carreau, juste de quoi jeter un oeil : Un arbre ? Une liane ? Enfin quelque chose de feuillu serpente le long du mur à sa droite, grimpe jusqu'au plafond que non seulement il recouvre mais traverse en de multiples endroits. Il frotte un peu plus la vitre pour élargir son champ de vision. Tous les murs de la pièce illusoirement hermétique sont couverts de branches, lianes, il ne sait comment les appeler. Tout n'est que tissage, fissures, entrelacs, enchevêtrements sur ces murs. Ca prolifère en tous sens. Des plaques de mousse s'accrochent, des bouquets de fougères émergent, des algues pendouillent du plafond fissuré. Plus il regarde, plus cette végétation lui apparaît comme des sondes guidées par un cerveau qui sait ce qu'il veut, en quête d'une cible et d'un but. A certains endroits, elle gesticule comme des mains voulant agripper. Tout cela vit et semble vouloir vous engloutir, ne cesse de changer de forme, de pousser, de grandir telles les feuilles d'un arbre dans un film en accéléré. Il est fasciné et jurerait qu'en plus toute cette végétation chante. Juste en-dessous du seuil d'audibilité, il entend un chant, comme un bourdonnement. Cette végétation sait ce qu'elle veut, où elle va, il en est convaincu. Tétanisé, il ne sait pas combien de temps il est resté le front collé à cette vitre. Quand il parvient à la quitter, il fait déjà nuit dans la cour et pourtant il a bien vu clairement dans tout ce vert : une lumière douce filtrait en rais, éclairant toute la pièce d'une lumière d'aquarium.

jeudi 10 janvier 2019

Cartographie 19/ étrange/ 2

En ce début d'année, on avance tranquillement et on poursuit notre exploration de l'étrange. On démarre avec  la lecture d'une nouvelle de Kafka "l'enfant fantôme" ( traduction de Laurent Margantin):
Alors que c’était déjà devenu insupportable – un jour de novembre, la nuit tombait – et que je courais sur le mince tapis de ma chambre comme sur un champ de courses, je me retournai effrayé par la vision de la rue éclairée et découvris un nouvel objectif dans les profondeurs de la chambre au fond du miroir, et je me mis à crier, juste pour entendre le cri qui reste sans réponse et auquel rien n’enlève la force du cri, qui s’élève donc sans contrepoids et ne peut cesser même s’il se tait, alors une porte s’ouvrit dans le mur, très rapidement, car il y avait urgence, et même les chevaux de fiacre en bas sur le pavé se cabrèrent, gorges en avant, pattes arrière écartées, comme des chevaux devenus sauvages au milieu de la bataille.
Un enfant, sous la forme d’un petit fantôme, vint du couloir totalement obscur où la lampe ne brûlait pas encore, et s’immobilisa sur la pointe des pieds, sur une lame du parquet qui se balançait imperceptiblement...

 Chacun se doit de continuer l'un des textes commencé la dernière fois où  des jalons dans l'écriture d'une atmosphère un peu étrange ou fantastique avaient été posés. On prend notre temps et on ne finit qu'un texte. On continuera à la prochaine séance!

mardi 8 janvier 2019

LIIEUX ETRANGES # 18.

 1)- L'ABBAYE DE LA CHAISE-DIEU.      Lorsque vous arrivez par le sud, elle vous obstrue la vue; lorsque vous êtes sur la petite place, elle vous oblige à lever la tête fort haut pour essayer de deviner son clocher. Il faut ensuite grimper les hautes marches de son escalier monumental avant que d'accéder au portail surmonté du tympan où grouillent les Bons et les Méchants dans leur perpétuel affrontement sous l'œil d'un Christ éternellement moralisateur. La porte franchie, c'est le Royaume de l'Obscurité. On distingue mal les énormes piliers surmontés des chapiteaux grimaçants où  chimères, monstres et personnages voisinent en une histoire qui se décline depuis des millénaires. Les grilles du jubé, austères mais néanmoins ostentatoires veillent sur les sièges en bois ouvragés et numérotés d'hypothétiques moines. A peine effleurés, ils grincent comme mus par les mains invisibles et souffrantes de tous les religieux qui se sont succédé. Des statues qui veulent se décrocher des murs pour vous escorter; un déambulatoire où chaque chapelle, chaque recoin, chaque renfoncement est un appel au crime. Des tapisseries usées qui racontent une histoire, l'une d'elle a  même l'audace de s'intituler "La Danse macabre".


     2)- Elle est si petite qu'on la dirait tout  droit sortie d'un magasin de jouets. Plantée en lisière de la forêt, c'est un peu la maison d'Hansel et Gretel du village, la gare de Sembadel. Elle veille sur l'unique voie de chemin de fer qui relie La Chaise-Dieu à Ambert. Elle est la gardienne des nuits et des jours d'une ligne aujourd'hui désaffectée où en lieu et place s'épanouissent dans le plus grand désordre joyeux des renoncules, des épilobes graciles, des marguerites effrontées et même le chiendent vorace. Le silence profond qui l'enveloppe a quelque chose d'inquiétant. A tout moment, on imagine voir descendre du vieux wagon en bois échoué dans la prairie la jouxtant, un passager au visage zébré d'une longue cicatrice se tenant le ventre à deux mains. Il ouvre la bouche, aucun son ne s'échappe de ses lèvres bleuâtres; seuls lui répondent le feulement du vent dans les grands sapins noirs et le gargouillis d'une source dissimulée par les hautes herbes.

     3)- Dans grande la maison de Labry le soir tombe toujours trop vite. De la vieille ferme originelle, elle a gardé les fenêtres étroites et les murs épais qui la préservent du froid mais qui l'enferment dans le noir même quand dehors le soleil brille. Les ombres s'allongent tôt dans l'après-midi;  il faut dire que la maison s'assoit au plus profond du vallon, cernée de toute part par la forêt. S'y accumulent tout près, trop près, des pins,  des sapins, des frênes , un tilleul séculaire, l'herbe envahissante et un ruisseau dont la fraîcheur est pour ma part indésirable. L'intérieur garde sa part d'ombre que ne dément pas l'immense cheminée culottée de suie où pendent marmite et ustensiles de cuisine désormais sans emploi. Je m'abrite dans son manteau bien trop ample pour moi et quand je lève la tête c'est pour voir deux étoiles dans un carré de ciel déjà plongé dans l'obscurité. Le vent du soir s'engouffre par le conduit. Qui amène-t'il avec lui? Les murs retiennent leur souffle, je tremble. Tout à côté,des meubles sombres qui sentent bon  la cire et qui restent habités des secrets de toutes les générations qui ont vécu là. A tout moment, l'âme du grand-père peut s'échapper d'un tiroir ouvert. Et la voix d'une fillette disparue à la fête va-t-elle s'élever d'une biche en terre posée dans l'encoignure du buffet?

Certains lieux...

Certains lieux sur terre coïncident avec les contrées sauvages de l’esprit. S’y rendre équivaut à accomplir un double voyage, un dialogue éveillé entre les sens et le sens, entre marche et rituel, géographie et poésie. Dans ce double mouvement, deux aspects du réel, deux versants de la même cime percent la conscience du voyageur, créant parfois cet état de vision calme et lucide, une sorte de transe sereine dans le mouvement ouvert du paysage. 
Pierre Cendors 

Etrange/ 4

Sur les berges d’une rivière, il est coutumier de laisser vagabonder son esprit. Ils sont nombreux les êtres de toutes sortes qui se sont posés sur l’herbe ou sur les pierres du bord de l’eau, ont laissé leurs pensées glisser sur le courant en triturant quelque galet entre leurs doigts. Tous ces hommes, toutes ces femmes prenant un temps d’arrêt dans leur vie, déposant leur regard sur la surface de l’onde, en tête à tête avec les absences qui les ont façonnés, tentant de se franchir eux-mêmes, surplombés de la mémoire des ruines.
Ce jour là, vers la fin de l’été, l’homme, après avoir posé son vélo contre un arbre a érigé rapidement une tente qu’il a plantée, pas trop près de la rivière, par prudence, et un peu à l’abri de l’ énorme paroi rocheuse pour ne pas être visible de la route sinuant au-dessus de la vallée. Ce site est protégé et il est interdit de faire du feu, de camper, de pratiquer le moto-cross et d’autres actions qu’il n’a pas mémorisées. Le ciel s’est assombri assez soudainement mais il est trop fatigué pour s’en soucier après le parcours en montagnes russes qu’il a traversées aujourd’hui. 
Ce lieu lui semble familier, comme s’il venait de franchir un passage entre l’homme qu’il est aujourd’hui et l’enfant qu’il a été. L’enfant n’est plus depuis longtemps mais son enfance coule toujours dans ses veines. Elle est tout à la fois emplie de silence et bruissante de mille petites voix. Il lui semble les reconnaître dans le flux de la rivière. Qu’importe quel jour de quel an il se trouve, il est dans cette atemporalité génératrice de songes.


lundi 7 janvier 2019

Etrange /3

Les quatre planches de lambris brisées sur la partie inférieure du mur, où la fenêtre découpe un étroit carré de lumière, laissant affleurer la texture du ciment, pourraient laisser penser que cette “petite pièce” est en réparation. Sous la fenêtre, sertie de grosses pierres de granite, s’encastre un vide, un trou béant mal calfeutré par une table qu’épaule une étagère basse, d’un bois sombre, emplie de livres à la tranche grise surmontée d’une esquisse de portrait. Sur le rayonnage supérieur trône un ancien poste de radio avec quatre gros boutons dans la zone inférieure et deux espaces délimités par un liseré où se déchiffrent avec difficulté des noms de villes d’ici et d’ailleurs et une sorte de toile sombre et GO PO OC écrits en lettres majuscules. Un vase effilé portant quelques brins de lavande et cinq épis de blé s’élève encore plus haut. Face à la porte par où l’on pénètre dans cette pièce, deux étagères de bois clair emplies de livres jusqu’au plafond suffisamment bas pour que, les bras tendus, on puisse toucher les poutres peintes en un blanc crèmeux. Entre les poutres, les planches sont recouvertes d’une vilaine moquette d’un vert noirâtre, fatiguée , aggravant cette sensation d’écrasement et d’oppression . Une porte en pacotille, peinte d’une couleur sombre, emmène au-delà. Sur la partie gauche, l’autre versant de la pièce, il fait très sombre et les livres accumulés en tous sens sur d’autres étagères laissant présager un charivari de récits, renforcent cette impression de bois noirs où l’on hésiterait à pénétrer. C’est une pièce figée, faisant semblant d’exister, mais qui en réalité n’est que traversée pour passer de l’univers d’une cuisine à celui d’une salle à manger. Les rideaux de dentelle ne frémissent pas, le soleil n’entre pas à cette heure là et le silence, aussi resserré que les pages des livres joints, empli d’un long passé, déploie sa toile et possède tout l’espace . Sur le seuil de cette “petite pièce”, une fillette interdite.

dimanche 6 janvier 2019

Cartographie 18 Etrange


La cave de Pisieu

Pour tirer la piquette qu'ils appellent « vin », chercher les carottes pendant l'hiver, il lui faut sortir de la maison, la longer, passer sous la grange, marcher jusqu'au fond vers le pressoir, là où aucune ampoule n'a jamais été installée, soulever la lourde barre de bois qui maintient la porte fermée et entrer dans LA cave. Suivant la pente légère, il descend sur un sol glissant, huileux, longe une rangée de tonneaux sur sa droite posés sur des tréteaux, frôlé par de grasses toiles d'araignée. Le pire est quand il lui faut plonger sa main dans la saumure du grand pot en grès, là où ont été déposés les oeufs afin qu'ils se conservent quand les poules cessent de pondre. Parfois, la mère le laisse emporter une vieille bougie que la simple traversée de la cour et de la grange, une fois sur deux, mouche, avant même d'atteindre la cave. Elle prétend qu'il n'est qu'une poule mouillée, et mouillé parfois il rentre, tant il est terrifié.


La maison isolée :

Lugubre, isolée sur un plateau venteux, la maison semble sur le point de s'affaisser, ses pierres pressées de retrouver le sol dont elles sont issues. De nombreuses tuiles manquent, il doit pleuvoir à l'intérieur. Deux énormes marronniers, malades, tout tachetés de brun, l'écrasent de leur masse ; l'un derrière la maison, côté nord, sans fenêtres ou peu s'en faut, recouvre une partie du toit ; le second, devant la porte d'entrée, barre le passage à qui voudrait s'y introduire. Il faut le contourner, longer la maison pour atteindre la porte. Aucun soleil ne peut jamais la réchauffer, ni aucun foyer à l'intérieur puisque quiconque n'a jamais vu de fumée sortir de cette cheminée. Un fil provenant du poteau électrique longeant la route pendouille au-dessus de ce qui pourrait être une cour si elle n'était jonchée de rebuts, fûts éventrés, carcasses rouillées, meubles aux pieds manquants ou ravagés de termites, ustensiles plastiques ou marmites rouillées. En contrebas, une mare stagne, infestée d'orties. L'homme qui vient chaque jour travailler la terre de cette ferme aux allures de bâtisse abandonnée semble ignorer le délabrement.


Le chemin vieux :

Au-dessus de la ville, contournant les maisons, il commence par un grimpillon bien raide, et permet d'éviter la rue Lafayette très circulante, étroite, sombre, bordée de maisons, le long de la Gère malodorante car déversoir de toutes les usines textiles et même de la Fonderie d'argent et de la célèbre usine de chaussures Pellet. C'est un sentier, à l'écart de toute habitation, flanqué de mûres à grappiller en été, le chemin des amoureux, le chemin des satyres pour certains qu'en dira t-on, très accueillant en plein soleil mais impossible à imaginer la nuit pour les enfants car aucun lampadaire n'y a jamais été installé et c'est alors que les on-dit prennent toute leur ampleur et leur signification, loups-garous, violeurs, égorgeurs forcément le fréquentent. Les enfants aiment l'emprunter à plusieurs en pleine journée car d'une part il raccourcit considérablement le trajet pour rentrer du lycée, d'autre part il leur est strictement interdit par les mères. C'est donc en cachette avec ce petit goût délicieux de plaisir volé qu'ils l'empruntent, sans trop s'attarder toutefois, au cas où …


Le bois de Cour et Buis :

De jour comme de nuit, aucun des trois enfants n'aurait pu, sans l'abri de la voiture et la présence des parents, parcourir cet espace où vivait en hiver les charbonniers. Visages et mains noircis, ou était-ce des nègres ?, tête et épaules couvertes de sac en toile de jute, deux yeux très blancs sous le fard du charbon, leurs silhouettes disparaissaient dès que l'auto arrivait à leur hauteur. On aurait dit qu'ils devaient se cacher, à moins que leur activité n'ait été illicite. Ni femmes ni enfants, où mangeaient-ils ? Que mangeaient-ils ? Des meules fumantes se dégageait une fumée constante et le père avait beau leur expliquer qu'elle provenait de la combustion lente et incomplète du bois, d'une carbonisation sans flammes pour obtenir le fameux « charbon de bois », les trois enfants n'en étaient pas pour autant rassurés. Vivaient-ils vraiment dans cette cabane rudimentaire recouverte de branchages, même la nuit ?


La bicoque de la Mère Rieux :

Chacun faisait un grand détour pour éviter de passer trop près de cette bicoque maléfique de peur de rencontrer l'une des trois femmes qui y vivaient : une mère au visage plein de kyste du poil incarné que les adultes nommaient « poireau », aux longs cheveux sales pendouillants, laide, méchante, bizarrement accoutrée, une ivrognesse disait-on et plus encore par dégoût de ses deux filles, véritables sorcières malveillantes, maugréant comme des jeteuses de sort, vociférantes, lançant des rires mauvais, en haillons, soulevant leur jupe puante si vous les rencontriez par hasard. Il ne leur manquait que le chaudron et le balai. Vivant à l'écart dans un lieu sauvage, ces femmes étaient maudites pour leur caractère sombre et fantasque, méprisées pour leur alcoolisme. Les enfants les moquaient quand ils les voyaient passer, elles les poursuivaient en fendant l'air de leur bâton.




samedi 5 janvier 2019

la nuit, tout peut arriver...

1/ C’est un jour dans visage, un de ces jours habillé de grisaille où la lumière peine à traverser les carreaux de la fenêtre de la cuisine. Ce n’est pas encore la nuit, mais ce n’est déjà plus le jour. La fillette, assise sur sa petite chaise a désormais de la difficulté à distinguer les points de dentelle qu’elle doit réaliser si elle veut terminer son ouvrage en ce jour. Un feu lance de petites flèches denses et brèves au sein de la cheminée. La lumière se concentre sur cette partie de la pièce, laissant glisser le reste parmi les ombres. La petite fille est seule à faire cliqueter les fuseaux; elle attend le retour de sa mère qui a laissé son carreau sur la chaise à côté d’elle. Dans l’angle opposé à la cheminée, la grande horloge n’en finit pas de dépecer le temps et de rappeler à l’enfant qu’il lui faut se hâter. Derrière elle, posée sur la table, se laisse deviner une tourte libèrant cette odeur si particulière de pain chaud qui parvient à se diffuser au-delà du torchon à carreaux qui la recouvre. Le balancier du temps déterre le silence alors que au-dehors le vent s’est levé. La fillette, dans un soupir, pose son regard sur les flammèches qui pétillent et oublie son ouvrage.


2/ La nuit est enduite de cette suie que strient quelques étoiles où le regard cherche à se racrocher pour garder quelque espoir. Les grands pins serrés les uns contre les autres gémissent bercés par un vent léger qui se faufile entre leurs branches. La lune n’est pas encore levée et la marche sur le chemin caillouteux n’est guère aisée. Elles se tiennent par le bras, à la fois pour se donner du courage et pour éviter de trébucher. Elles sont trois à remonter le chemin qui les a conduites, il y a quelques heures déjà, au bal du village voisin. Elles sont trois amies: Eugénie, la patte un peu folle, Pauline la plus peureuse et Madeleine toujours pleine de rires. Leurs sabots blessent un peu leur peau lorsqu’elles se tordent les pieds sur des racines ou des cailloux qui obstruent leur marche. La rivière est franchie: elles ont passé le gué en marchant sur des pierres judicieusement alignées et commencent la remontée là où la forêt se densifie et elles rient pour retrouver des forces qui faiblissent et combattre la fatigue. Elles sont proches du passage où le paysage se perd.

vendredi 4 janvier 2019

Cartographie 18/étrange là-bas et ici

Je ne me souvenais pas : comment et pourquoi étais-je arrivée dans cette chambre ? Le lit était grand, bien fait, la couette d'un fin marron orangé. La baie vitrée laissait passer les rayons de lumière. 
Soudain, le sol se déroba sous mes pieds. Pourtant, je ne tombais pas. Je sentis le poids de mon corps debout sur un rocher que je distinguais à peine. Il dominait un vaste paysage désertique, composé de cratères lunaires. Etrangement, le ciel passait du jour ensoleillé à la nuit étoilée, plusieurs fois de suite. 
Un laser bleu traversa l'horizon alors que je marchais avec précaution. En un souffle, je me mis à survoler une grande ville, San Francisco peut-être. A quelques mètres en-dessous de moi, j'apercevais des automobiles et leurs conducteurs figés dans leur mouvement. 
Puis, tout se mit à tourner, aussi vite qu'une vieille bobine de film. je me cognais sur quelque chose d'invisible. 
La longue plage de Fortaleza, avec sa large avenue, apparut. Le temps était clément. Pas de vent. Je me dis qu'avec de la volonté je pourrais tenter de choisir un lieu à visiter, plutôt que de me laisser ballotter de la sorte, au hasard d'une intention qui m'était étrangère ? C'est ainsi que je choisis la rue  où habitent mes amis brésiliens dans cette métropole. Effectivement, en une seconde, je reconnus la boutique alimentaire et sur le trottoir d'en face l'entrée de leur immeuble. Cependant, impossible de sonner à l'interphone. Je reculais. Me cognais à nouveau à un mur, transparent. Des passants étaient devant moi, et comme je le prévoyais, ils étaient stoppés dans leur élan. Je m'approchais d'une femme, elle ne broncha pas. Je lui parlais, elle ne répondit pas. 
Le monde existait bel et bien, je pouvais le contempler. Mais il était sans action.  Seule, moi, pouvais bouger, me déplacer, aller où bon me semble.
Je voulu tester une autre expérience : voir Rio. Mon corps obéit instantanément. Il se tenait maintenant aux côtés du Christ Rédempteur. Le soleil brillait, je ne ressentais pas sa chaleur. N'entendais aucun son. Ne goûtais à aucune odeur. 

Etais-je morte ? Mon âme vagabondant sans but ? 

Mais j'entendis des rires. Les morts ça ne rigolent pas.
Soulagée, je me tournais vers eux.
Une main posée sur mon visage me fit sursauter.
On  chuchota : 

- Ca suffit... retourne dans la vie normale. C'est mon tour. Passe-moi le casque de réalité virtuelle...

mercredi 2 janvier 2019

cartographie # 18 Etrange 2 Dans les flammes turbulentes suitées

Dans la clairière, un immense feu est dressé ou plutôt un bûcher. Qu'elle est la différence ? Aucune Jeanne d'Arc ne rôtit dans les flammes cependant, aucune Blandine. Les flammes turbulentes éblouissent l'endroit où elles jaillissent et noircissent en proportion les alentours. Les arbres qui cernent la clairière sont des masses compactes c'est à peine si l'on distingue un espace entre les troncs.
Personne n'alimente le brasier, mais il ne semble pas diminuer. Les flammes turbulentes inventent des formes qui se tordent, des cris étouffés, des crépitements atroces. D'autres sons, comme des incantations planent dans la nuit, sans que l'on puisse en deviner la provenance.
Elle sait qu'il est préférable de ne pas emprunter cet itinéraire, que ça peut être dangereux à cette périodes de l'année. Mais il raccourcit tellement son chemin qu'elle n'a pas hésité trop longtemps à prendre le risque. Philomène est tétanisée par la vision aveuglante de ce spectacle son et lumière, vide d'acteurs visibles tout au moins.