mercredi 30 janvier 2019

ombres d'ombres

Les quatre planches de lambris brisées sur la partie inférieure du mur, où la fenêtre découpe un étroit carré de lumière, laissant affleurer la texture du ciment, pourraient laisser penser que cette “petite pièce” est en réparation. Sous la fenêtre, sertie de grosses pierres de granite, s’encastre un vide, un trou béant mal calfeutré par une table qu’épaule une étagère basse, d’un bois sombre, emplie de livres à la tranche grise surmontée d’une esquisse de portrait. Sur le rayonnage supérieur trône un ancien poste de radio avec quatre gros boutons dans la zone inférieure et deux espaces délimités par un liseré où se déchiffrent avec difficulté des noms de villes d’ici et d’ailleurs et une sorte de toile sombre et GO PO OC écrits en lettres majuscules. Un vase effilé portant quelques brins de lavande et cinq épis de blé s’élève encore plus haut. Face à la porte par où l’on pénètre dans cette pièce, deux étagères de bois clair emplies de livres jusqu’au plafond suffisamment bas pour que, les bras tendus, on puisse toucher les poutres peintes en un blanc crémeux. Entre les poutres, les planches sont recouvertes d’une vilaine moquette d’un vert noirâtre, fatiguée , aggravant cette sensation d’écrasement et d’oppression . Une porte en pacotille, peinte d’une couleur sombre, emmène au-delà. Sur la partie gauche, l’autre versant de la pièce, il fait très sombre et les livres accumulés en tous sens sur d’autres étagères laissant présager un charivari de récits, renforcent cette impression de bois noirs où l’on hésiterait à pénétrer. C’est une pièce figée, faisant semblant d’exister, mais qui en réalité n’est que traversée pour passer de l’univers d’une cuisine à celui d’une salle à manger. Les rideaux de dentelle ne frémissent pas, le soleil n’entre pas à cette heure là et le silence, aussi resserré que les pages des livres joints, empli d’un long passé, déploie sa toile et possède tout l’espace . Sur le seuil de cette “petite pièce”, elle se tient interdite.

L’étrange est immobile. Jusqu’à ce que se détache une forme, esquisse d’un corps, long et lourd, allongé sur ce qu’on appelait autrefois une méridienne, dans le recoin sombre de ce lieu. Forçant le regard, elle distingue une silhouette dont la poitrine se soulève avec une faible respiration, puis lentement une jambe s’anime, puis l’autre et enfin un buste au souffle paisible se redresse. La perception floue ne permet pas de distinguer qui est allongé là et reprend vie. Un nom est au bord de ses lèvres mais elle ne prononcera pas. S’ effleure alors la vision d’une multitude de corps se levant de ce fauteuil, dans un ralenti de cinéma, – in the mood for love – envahissant l’espace de cet instant de silhouettes grandes et grises s’éployant les unes après les autres , ombres des ombres se découpant puis s’estompant, se superposant sans que l’on en distingue le sexe ou l’âge, animées de vies autonomes, mais dont on sait avec certitude qu’elles ne sont plus, certaines depuis un temps si lointain que cela glace d’effroi celle qui se tient là, debout sur le seuil, les mains serrées sur le ventre, sans pouvoir prendre parole. Au fur et à mesure que la lumière perd de son intensité au-dehors, la densité de ces corps, qui s’élèvent du fauteuil, prend du relief avant qu’ils ne se fondent dans d’autres silhouettes qui s’animent à leur tour et dont elle n’a aucune idée de qui ils peuvent bien être. Elle se tient là, sans chercher à fuir, avec une sensation étrange de sang venant pulser sur le bout des ongles, ne sachant plus si elle a chaud ou si le froid la gagne. Elle se sent glisser dans un rêve qui ne lui appartient pas, une vision qui prend toute la place et dont elle ne pourra s’affranchir qu’en déposant des mots qui contourneront les obstacles dans son carnet noir, celui qui sert à ça, à recueillir les linéaments d’une cartographie mentale s’effilochant entre divers temps où ces hommes et  femmes sans âge retourneront pour retrouver les rives d’un monde qui n’est plus, même si, sur le fronton de la porte d’entrée une inscription résonne comme un coup de poing: Le passé présent.

2 commentaires:

Linette a dit…

"Les linéaments d'une cartographie mentale s'effilochant..."C'est un si bel aboutissement à tes mots.

MarieBipe REDON a dit…

manquait plus que ça ! le passé présent, je veux dire ; va falloir composer avec de pire en mieux, j'aime