dimanche 6 janvier 2019

Cartographie 18 Etrange


La cave de Pisieu

Pour tirer la piquette qu'ils appellent « vin », chercher les carottes pendant l'hiver, il lui faut sortir de la maison, la longer, passer sous la grange, marcher jusqu'au fond vers le pressoir, là où aucune ampoule n'a jamais été installée, soulever la lourde barre de bois qui maintient la porte fermée et entrer dans LA cave. Suivant la pente légère, il descend sur un sol glissant, huileux, longe une rangée de tonneaux sur sa droite posés sur des tréteaux, frôlé par de grasses toiles d'araignée. Le pire est quand il lui faut plonger sa main dans la saumure du grand pot en grès, là où ont été déposés les oeufs afin qu'ils se conservent quand les poules cessent de pondre. Parfois, la mère le laisse emporter une vieille bougie que la simple traversée de la cour et de la grange, une fois sur deux, mouche, avant même d'atteindre la cave. Elle prétend qu'il n'est qu'une poule mouillée, et mouillé parfois il rentre, tant il est terrifié.


La maison isolée :

Lugubre, isolée sur un plateau venteux, la maison semble sur le point de s'affaisser, ses pierres pressées de retrouver le sol dont elles sont issues. De nombreuses tuiles manquent, il doit pleuvoir à l'intérieur. Deux énormes marronniers, malades, tout tachetés de brun, l'écrasent de leur masse ; l'un derrière la maison, côté nord, sans fenêtres ou peu s'en faut, recouvre une partie du toit ; le second, devant la porte d'entrée, barre le passage à qui voudrait s'y introduire. Il faut le contourner, longer la maison pour atteindre la porte. Aucun soleil ne peut jamais la réchauffer, ni aucun foyer à l'intérieur puisque quiconque n'a jamais vu de fumée sortir de cette cheminée. Un fil provenant du poteau électrique longeant la route pendouille au-dessus de ce qui pourrait être une cour si elle n'était jonchée de rebuts, fûts éventrés, carcasses rouillées, meubles aux pieds manquants ou ravagés de termites, ustensiles plastiques ou marmites rouillées. En contrebas, une mare stagne, infestée d'orties. L'homme qui vient chaque jour travailler la terre de cette ferme aux allures de bâtisse abandonnée semble ignorer le délabrement.


Le chemin vieux :

Au-dessus de la ville, contournant les maisons, il commence par un grimpillon bien raide, et permet d'éviter la rue Lafayette très circulante, étroite, sombre, bordée de maisons, le long de la Gère malodorante car déversoir de toutes les usines textiles et même de la Fonderie d'argent et de la célèbre usine de chaussures Pellet. C'est un sentier, à l'écart de toute habitation, flanqué de mûres à grappiller en été, le chemin des amoureux, le chemin des satyres pour certains qu'en dira t-on, très accueillant en plein soleil mais impossible à imaginer la nuit pour les enfants car aucun lampadaire n'y a jamais été installé et c'est alors que les on-dit prennent toute leur ampleur et leur signification, loups-garous, violeurs, égorgeurs forcément le fréquentent. Les enfants aiment l'emprunter à plusieurs en pleine journée car d'une part il raccourcit considérablement le trajet pour rentrer du lycée, d'autre part il leur est strictement interdit par les mères. C'est donc en cachette avec ce petit goût délicieux de plaisir volé qu'ils l'empruntent, sans trop s'attarder toutefois, au cas où …


Le bois de Cour et Buis :

De jour comme de nuit, aucun des trois enfants n'aurait pu, sans l'abri de la voiture et la présence des parents, parcourir cet espace où vivait en hiver les charbonniers. Visages et mains noircis, ou était-ce des nègres ?, tête et épaules couvertes de sac en toile de jute, deux yeux très blancs sous le fard du charbon, leurs silhouettes disparaissaient dès que l'auto arrivait à leur hauteur. On aurait dit qu'ils devaient se cacher, à moins que leur activité n'ait été illicite. Ni femmes ni enfants, où mangeaient-ils ? Que mangeaient-ils ? Des meules fumantes se dégageait une fumée constante et le père avait beau leur expliquer qu'elle provenait de la combustion lente et incomplète du bois, d'une carbonisation sans flammes pour obtenir le fameux « charbon de bois », les trois enfants n'en étaient pas pour autant rassurés. Vivaient-ils vraiment dans cette cabane rudimentaire recouverte de branchages, même la nuit ?


La bicoque de la Mère Rieux :

Chacun faisait un grand détour pour éviter de passer trop près de cette bicoque maléfique de peur de rencontrer l'une des trois femmes qui y vivaient : une mère au visage plein de kyste du poil incarné que les adultes nommaient « poireau », aux longs cheveux sales pendouillants, laide, méchante, bizarrement accoutrée, une ivrognesse disait-on et plus encore par dégoût de ses deux filles, véritables sorcières malveillantes, maugréant comme des jeteuses de sort, vociférantes, lançant des rires mauvais, en haillons, soulevant leur jupe puante si vous les rencontriez par hasard. Il ne leur manquait que le chaudron et le balai. Vivant à l'écart dans un lieu sauvage, ces femmes étaient maudites pour leur caractère sombre et fantasque, méprisées pour leur alcoolisme. Les enfants les moquaient quand ils les voyaient passer, elles les poursuivaient en fendant l'air de leur bâton.




1 commentaire:

Linette a dit…

Et oui, "le grimpillon" est bien raide mais je lui trouve une sonorité si sympathique qui le rend plus léger..;