mercredi 23 janvier 2019

LIEU ETRANGE # 19.

1)- L'ABBAYE DE LA CHAISE-DIEU.    
     Lorsque vous arrivez par le sud, elle vous obstrue la vue; lorsque vous êtes sur la petite place, elle vous oblige à lever la tête fort haut pour essayer de deviner son clocher. Il faut ensuite grimper les hautes marches de son escalier monumental avant que d'accéder au portail surmonté du tympan où grouillent les Bons et les Méchants dans leur perpétuel affrontement sous l'œil d'un Christ éternellement moralisateur. La porte franchie, c'est le Royaume de l'Obscurité. On distingue mal les énormes piliers surmontés des chapiteaux grimaçants où  chimères, monstres et personnages voisinent en une histoire qui se décline depuis des millénaires. Les grilles du jubé, austères mais néanmoins ostentatoires veillent sur les sièges en bois ouvragés et numérotés d'hypothétiques moines. A peine effleurés, ils grincent comme mus par les mains invisibles et souffrantes de tous les religieux qui se sont succédé. Des statues qui veulent se décrocher des murs pour vous escorter; un déambulatoire où chaque chapelle, chaque recoin, chaque renfoncement est un appel au crime. Des tapisseries usées qui racontent une histoire. Une fresque a  même l'audace de s'intituler "La Danse macabre".
     Mais le soir est tombé. Le dernier paroissien, la génuflexion expédiée s'en est allé boire le petit verre d'usage au seul bistrot ouvert et le lourd ventail se referme sur la nuit secrète de l'abbatiale.
     Lui, il se cache derrière un pilier et il attend. Quoi? Il ne saurait le dire au juste. Mais il attend. Un miracle? Une apparition? Il attend. Rassuré à moitié lorsqu'un déplacement d'air vient lui glacer les mollets. Il baisse la tête. Rien. Pas même un chat égaré. Pas même une belette. Maintenant c'est au tour de sa nuque, de ses épaules d'être enveloppées par le courant d'air frais qui descend le long de son bras et lui ,prend la main. Doux? Brutal? Il ne saurait le qualifier. Mais il le tire, sans lui laisser le moindre choix, hors de sa cachette. Lui, il avance, il tangue, résiste mais toujours guidé dans le noir par la main invisible. Tout autour de lui, il devine des allées et venues, des grincements de dalles de pierre déplacées, des frottements d'étoffes. Il est maintenant tout près du jubé.  La main quitte la sienne , remonte sous son menton qu'elle saisit et d'un geste  imperceptible lui fait lever la tête. Il est devant la fresque de La Danse Macabre. Mais de tous ses personnages, il ne reste que les transis, squelettes ou avec juste la peau sur les os. L'un d'eux lui tend sa faux au bout d'un long manche télescopique. Il frissonne. Le souffle d'air l'assoit sur le tranchant de la lame incurvée et commence alors sa lente ascension pour aller prendre place lui aussi au milieu de la fresque. Assis de guingois, calé entre des côtes et des tibias malingres, il attend. Quand dans un criquètement d'os et de tissu froissé, c'est une multitude de bougies qui s'allume et tapisse les travées d'ombre et de lumière. Des tombeaux, sortent des formes humaines, pour certaines monstrueuses, pour d'autres assemblage d'os enchevêtrés peinant à retrouver leur place et leur fonction. Certaines avancent seules; d'autres, il en compte vingt-quatre, accompagnées par un des vivants de la fresque. Il en reconnaît quelques unes.  Chez les Puissants, le Pape accompagne le premier Abbé de la Chaise-Dieu tandis que le Chevalier tient la main de l'évêque du Puy. Chez les Bourgeois, le marchand est avec le maquignon du bourg et le sergent claudique avec un gendarme. Pour le peuple, le frère infirmier pousse le cafetier mort depuis peu abruti d'alcool et le paysan tire le gamin à la jambe coupée par le soc de sa charrue.
     Lui, il voudrait crier, hurler mais aucun son ne sort de sa bouche, les cordes vocales anesthésiées par ce spectacle qu'il trouve grotesque plus qu'effrayant. Grotesques les fantômes qui se faufilent entre les piliers, s'agenouillent, s'enlacent, s'étreignent puis disparaissent dans leurs sépultures des ténèbres comme si rien ne s'était passé.

     Combien de temps est-il resté là assis sur le tranchant de la faux ne sentant aucun mal, incapable d'organiser la moindre pensée attendant simplement que le souffle invisible veuille bien le guider chez les simples mortels?

1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Cette fresque de 26m dont je ne me souvenais plus, je suis allée la voir sur internet et tu m'as donné envie d'y retourner mais je ne me cacherai pas dernier un pilier