jeudi 28 février 2019

Cartographie 21/ méditation

Ces derniers jours, je me suis promenée sur le site de Michèle Dujardin: abadôn .
J'ai sélectionné une douzaine de textes. Chacun ou chacune en a reçu deux, de manière à ce que nos textes supports soient tous différents. Le but étant de sélectionner le plus de mots du texte reçu et d'écrire une "méditation" du narrateur, une errance verbale, comme une errance sur sa carte.
 Ecrire entre les mots de Michèle Dujardin. 
Un extrait d'un de ses textes offerts: 

 hors d’encre, déployé en sous-œuvre avec ce goût de caduc, de précaire, de trop lent, puis d’un bond le mouvement de naître, ses gestes uniques, en force, dans ses briques et d’un seul tenant, par les friches où sont les philtres et les ratures, les graffiti sacrés, les recettes qui tirent, appellent bas les eaux dans les laisses, dans le brouillon spiralé des choses, au front, aux petites lèvres de la langue, de la haute voix, et jusqu’aux mains, la coupe des mains où tombe la charge, souillée de débris et meurtrie de ces houles, ces retraits, ces doutes incessants...

mercredi 27 février 2019

Forêt de Saoû

Pas de Lestang vu de Francillon/Roubion







Le même avec champ de lavandes

Et vous croyez que j'ai envie de rentrer ?

ETRANGE, étrange 19 # 4.

     Elle est si petite qu'on la dirait tout  droit sortie d'un magasin de jouets. Plantée en lisière de la forêt, c'est un peu la maison d'Hansel et Gretel du village, la gare de Sembadel. Elle veille sur l'unique voie de chemin de fer qui relie La Chaise-Dieu à Ambert. Elle est la gardienne des nuits et des jours d'une ligne aujourd'hui désaffectée où en lieu et place s'épanouissent dans le plus grand désordre libéré des renoncules, des épilobes , des marguerites effrontées et même le chiendent vorace. Le silence profond qui l'enveloppe a quelque chose d'inquiétant. A tout moment, on imagine voir descendre du vieux wagon en bois échoué dans la prairie la jouxtant, un passager au visage zébré d'une longue cicatrice se tenant le ventre à deux mains. Il ouvre la bouche, aucun son ne s'échappe de ses lèvres bleuâtres; seuls lui répondent le feulement du vent dans les grands sapins noirs et le gargouillis d'une source dissimulée par les hautes herbes.
     La voie ferrée exerce sa ligne de fuite vers la forêt accompagnée de l'achillée millefeuilles qui balance ses corymbes blancs sur les traverses vermoulues. Des anémones chétives nées là par hasard ponctuent la pieraille d'un semblant de couleur. Il devine une touffe de sauge, un bouquet de menthe qu'Hadès avait baptisée Min-tha lui attribuant volontiers un parfum d'enfer.
     Ses yeux papillonnent brûlant d'une fièvre surnaturelle; exténué, le ventre en feu, il laisse traîner ses mains dans les herbes qui le ligotent subrepticement; maintenant c'est au tour de ses sens olfactifs d'être fait prisonniers. Alors il se laisse tomber en travers de la voie, il ferme les yeux et se laisse embarquer pour le plus fabuleux des voyages.
     Il voit les feuilles d'un yohimbé pactiser avec les épilobes; les fruits d'un schinzandra enlacer les anémones tandis qu'une amulette en bois de santal vient se balancer sous ses narines. Des fleurs de pimprenelle laissent perler leur couleur sanguine sur la corolle des marguerites; un peyolt vient déposer sur ses lèvres quelques gouttes de son suc. Il frissonne de plaisir. Son corps se détend. Languide il devient mais la brève caresse des fruits d'un guarana lui agace le visage. Il se sent observé par leurs billes noires et perçantes et le miracle se produit, sa fatigue et ses douleurs s'envolent. Il devine plus qu'il ne le sent le froid de la nuit qui tombe. Il devrait ouvrir les yeux. Il ne le fait pas. Il veut savourer, savourer les baies d'acérola qui glissent dans sa gorge; savourer le philtre d'amour préparé dans les écorces d'un vieux sassafras. Ses contours encore flous, il sait. Il sait maintenant qu'il est le chaman de la forêt et celui de la lune bleutée.
     Mais la petite gare délaissée deviendrait-elle l'espace d'un clair de nuit un paradis glacé parce qu'elle a "elle a des fenêtres semblables à des yeux sans pensée"? Trop grandes, la peinture écaillée, les deux fenêtres qui percent la façade sont les funestes pressentiments des âmes tristes, le miroir aux alouettes des voyageurs sans billet de retour. Elles pleurent, un voile sale posé sur leurs yeux délavés. Attendre le rêve d'un ailleurs en collant son œil à leurs carreaux mouchetés, tachetés de vert de gris est aussi illusoire que s'essayer au souvenir de la dame au chapeau vert assise sur le quai, son long fume-cigare entre ses doigts gantés.
     Un peu de verre brisé gît sur le sol, petits éclats de vie délestés de leur substance, vides de leur conscience, en creux alors que les fenêtres en bosse charrient leur désir d'être ou de paraître, en souffle glacé à travers les plis disjoints des vieilles ouvertures.
     Elles ont l'œil sanguinolent et laiteux de la clarté lunaire, prêtes à bondir sur "il", l'engouffrer dans leur puits sans retour, le broyer sur les bancs de la salle des pas perdus comme pour lui faire payer, à lui, le seul, l'unique, leur tristesse et leur abandon.

lundi 25 février 2019

cartographie # 19 étrange "journée fuligineuse, sombre et muette"


Une journée de cendres
Une journée comme la nuit
On a tiré on a brûlé on s'est caché, on a fait silence.
Couru en tous sens pour préserver le souffle des bêtes affolées, piétiné les tendres herbes qui reprenaient seulement vie, fauchées dans leur prime jeunesse comme on l'aurait dit de ces jeunes hommes chair à canon, là-bas sur le front de l'autre guerre et de bien d'autres, "plus jamais ça !" ce serait mal nous connaître, mal nous envisager.
Les deux se sont faites ombres, devenant passe murailles, pierres aux lichens roux et verts gris, les deux se sont tenu les mains, le cou -lorsqu'il y avait un répit- de se savoir encore vivantes, ont oublié qu'elles avaient soif, que leurs visages aussi étaient fuligineux, que la terreur s'étendait à grands coups de cris et de haine.
Tout à coup, une cavalcade, elles tombent dans un trou, ensemble.
Reprennent leurs esprits, se tâtent les cotes, se pincent, vérifient que leur peau ressent toujours leurs pinçons, se mettent debout. Le bout de leurs doigts picote, presque comme une brûlure.
Leurs yeux ne percutent que du noir, que du noir,
Pas le même qu'à la surface, plus épais, sans contour.
Peu à peu s'habituent, peu à peu se distinguent l'une l'autre, peu à peu voient le ciel opaque d'où elles viennent, mettent un pied devant l'autre, bras tendus dans le tunnel.
Précautions.
Deux valent mieux qu'une.
Perçoivent des piétinement en surface, et toujours des cris et des tirs.
Ont peur, mais se sentent à l'abri, sous la terre.
Avancent dans le tunnel, hument l'humus, cognent leurs gros souliers sur des cailloux innocents, reçoivent une goutte d'eau tombée du plafond bas, chuchotent en ne reconnaissant plus le son de leurs voix, matifié par un drôle de vide calcaire qui n'absorbe rien.

-où sommes-nous ?
-dans le souterrain sous le château,
-vous en aviez connaissance ?
-oui, mais c'était il y a longtemps, j'avais oublié
-vous croyez qu'ils le connaissent, eux ?
-ils ne sont pas d'ici, ils ne connaissent rien à rien,
-comment vous le saviez ?
...
-quand j'étais jeune fille
...
-que je devais traverser les bois, quand je revenais du travail au château et que je savais que dans le bois, on pouvait avoir peur, je ne savais pas encore ...
...
-c'est long ?
-oui, un peu, ça débouche au bord du petit lac, près de l'auberge. pas très long mais ça semble
-l'auberge a été incendiée, avant-hier, il doit y en avoir là-bas
-oui sans doute. on va devoir rester dans le boyau

Mère et  fille continuent d'avancer à tâtons, comme dans un sommeil paradoxal, vers ce qui voudrait être la sortie,
Repères si maigres qui nient la réalité. Faible lueur loin très loin, faibles échos du monde d'en dessus.
Bestioles qui filent entre les jambes, ruissellement, les idées dans la tête ne servent plus, marchent depuis quand ? ventre creux, pieds blessés, fatigue comme vieilles de 100 ans, et pourtant apaisées, loin du fracas.
à la surface on est le 7 juin, ici, on ne sait pas.

samedi 23 février 2019

lente retraite du voile (cartographie 19 N°4)

La nuit est enduite de cette suie que strient quelques étoiles où le regard cherche à se raccrocher pour garder quelque espoir. Les grands pins serrés les uns contre les autres gémissent bercés par un vent léger qui se faufile entre leurs branches. La lune n’est pas encore levée et la marche sur le chemin caillouteux n’est guère aisée. Elles se tiennent par le bras, à la fois pour se donner du courage et pour éviter de trébucher. Elles sont trois à remonter le chemin qui les a conduites, il y a quelques heures déjà, au bal du village voisin. Elles sont trois amies: Eugénie, la patte un peu folle, Pauline la plus peureuse et Madeleine toujours pleine de rires. Leurs sabots blessent un peu leur peau lorsqu’elles se tordent les pieds sur des racines ou des cailloux qui obstruent leur marche. La rivière est franchie: elles ont passé le gué en marchant sur des pierres judicieusement alignées et commencent la remontée là où la forêt se densifie et elles rient pour retrouver des forces qui faiblissent et combattre la fatigue. Elles sont proches du passage où le paysage se perd.
  Et là le silence les prend. Elles entrent dans le registre de l’incertain, abandonnées à elles-mêmes, chacune absente à l’autre et marchant vers sa propre présence, où ne résonne pour l’instant que l’inlassable écho d’une lassitude. Toutes trois si serrées l’une contre l’autre qu’elles ressentent le même sang pulser entre leurs veines, et, tout aussi bizarrement, versées dans une solitude grise. Peu à peu chacune pénètre cet univers indicible qui la rend singulière, se recroqueville dans l’envers de son visage et tente de déchiffrer l’opacité des signes qui lui sont offerts. Elles font l’expérience de la lente retraite du voile. Eugénie, victime de la foudre dans l’église, avec sa jambe mortifiée se voit soudain autre, belle et séduisante,elle se voit comme ses sœurs enfin éloignée de ce village mortifère, vivant dans la ville voisine, avec un travail et un appartement et profiter d’une vie dont elle envie la liberté. Elle entend une petite voix lui murmurer que oui c’est possible pour elle aussi. Elle se redresse, reprend des forces et sourirait presque… Pauline, celle qu’un rien effraie, au regard toujours baissé, à la démarche hésitante, aux mains moites et aux joues rougies, se prend à s’imaginer en jeune femme décidée, faisant fi des difficultés, se laissant enfin respirer sans imaginer toujours que le pire va ariiver. Son pas devient plus sûr et son regard s’élève… Quant à Madeleine, elle sait déjà que rire est son secours mais qu’il cache des failles qu’il lui faudrait bien se résoudre à combler, à regarder de plus près, et finir par comprendre ce qui la traverse. Son visage se détend, ses yeux semblent plus bleus… Elles voient, comme jamais elles ne l’ont vue, une lune s’élever de la terre, si rouge qu’on dirait un soleil, si parfaitement ronde qu’on pourrait la prendre entre ses mains, et si ample qu’elles pourraient entrer en elle, l’arpenter et se lover dans ses courbes. C’est un lever de lune libre. 
Elles s’en reviennent lentement vers la nuit, d’un pas égal, dans une anse immobile du temps. Allégées de leurs songes, elles sont dans un tableau de Caspar David Friedrich.



jeudi 21 février 2019

arrière-rêverie

Sur les berges d’une rivière, il est coutumier de laisser vagabonder son esprit. Ils sont nombreux les êtres de toutes sortes qui se sont posés sur l’herbe ou sur les pierres du bord de l’eau, ont laissé leurs pensées glisser sur le courant en triturant quelque galet entre leurs doigts. Tous ces hommes, toutes ces femmes prenant un temps d’arrêt dans leur vie, déposant leur regard sur la surface de l’onde, en tête à tête avec les absences qui les ont façonnés, tentant de se franchir eux-mêmes, surplombés de la mémoire des ruines.
Ce jour là, vers la fin de l’été, l’homme, après avoir posé son vélo contre un arbre a érigé rapidement une tente qu’il a plantée, pas trop près de la rivière, par prudence, et un peu à l’abri de l’ énorme paroi rocheuse pour ne pas être visible de la route sinuant au-dessus de la vallée. Ce site est protégé et il est interdit de faire du feu, de camper, de pratiquer le moto-cross et d’autres actions qu’il n’a pas mémorisées. Le ciel s’est assombri assez soudainement mais il est trop fatigué pour s’en soucier après le parcours en montagnes russes qu’il a traversées aujourd’hui. Ce lieu lui semble familier, comme s’il venait de franchir un passage entre l’homme qu’il est aujourd’hui et l’enfant qu’il a été. L’enfant n’est plus depuis longtemps mais son enfance coule toujours dans ses veines. Elle est tout à la fois emplie de silence et bruissante de mille petites voix. Il lui semble les reconnaître dans le flux de la rivière. Qu’importe quel jour de quel an il se trouve, il est dans cette atemporalité génératrice de songes.
Dans la réserve de rêves, l’arrière-boutique où se terrent les pensées vagabondes et les souvenirs rugueux – ceux qui s’arriment aux rêves de verre du passé – il faut d’un doigt soulever les voiles sombres qui calfeutrent ce qui ne peut être. Etablir un dialogue entre le dehors et un dedans où des visions lucides transvasent ce qui s’ouvre dans le paysage. Il ne sait et ne saura pas, ce qui fait partie d’un réel et ce qui surgit d’un arrière champ obscur. Entre le chien et loup du matin, il voit des silhouettes glisser sur la surface de l’eau, il voit des corps blanchis descendre le cours de la rivière, il voit ceux qui ont été, et ne sont plus depuis longtemps, surgir des alvéoles d’ombre, enveloppés de cette absence active, à la recherche d’un dehors dont ils n’ont plus les clés et d’une apparence perdue. Les silhouettes passent et s’effacent dans le frémissement du matin. Elles ne l’effraient pas, mais viennent réveiller cet autre en lui qui sommeille depuis tant de temps. Elles interpellent l’ être presque inconnu qui cohabite avec lui en faisant irruption au petit matin, entre gazouillements d’oiseaux et nappes de brume qui s’élèvent. Il ressent cette collision en lui comme un évènement salutaire qui a mis du temps à se faire jour et il n’a pas envie de s’éloigner de cette rive. Il est dans cet en-dehors du songe, à l’heure où l’ombre révèle des visions qui ne sont pas à échelle humaine mais proviennent d’un monde antérieur. Il se sent comme si le train dans lequel il somnolait venait de dérailler et poursuivait sans difficulté un chemin improbable à travers le paysage. Nulle inquiétude, nulle peur, nulle certitude. Mais il a vu et n’oubliera pas.

dimanche 17 février 2019

Alger et Tipaza

Jardin d'acclimatation : arrivée
Jardin d'acclimatation : ficus

Jardin d'acclimatation

Monument de l'indépendance


Monument de l'indépendance vu du Jardin
Tipaza : arrivée sur le site




Le petit port du village de Tipaza
Repas de poissons frais sur le port
De retour ici, heureusement qu'il fait beau ! Un joli mois de mai là-bas, mimosas, tee-shirt et ballerines ... Pays magnifique, Alger très polluée, séjour trop court.
Bises à vous

La cave de Pisieu

Pour tirer la piquette qu'ils appellent « vin », chercher les carottes pendant l'hiver, il lui faut sortir de la maison, la longer, passer sous la grange, marcher jusqu'au fond vers le pressoir, là où aucune ampoule n'a jamais été installée, soulever la lourde barre de bois qui maintient la porte fermée et entrer dans LA cave. Suivant la pente légère, il descend sur un sol glissant, huileux, longe une rangée de tonneaux sur sa droite posés sur des tréteaux, frôlé par de grasses toiles d'araignée. Le pire est quand il lui faut plonger sa main dans la saumure du grand pot en grès, là où ont été déposés les oeufs afin qu'ils se conservent quand les poules cessent de pondre. Parfois, la mère le laisse emporter une vieille bougie que la simple traversée de la cour et de la grange, une fois sur deux, mouche, avant même d'atteindre la cave. Elle prétend qu'il n'est qu'une poule mouillée, et mouillé parfois il rentre, tant il est terrifié. Les murs suintent, des taches dégoulinantes apparaissent ca et là, grimaçantes dans le noir desquelles émergent une tête, portrait craché de l'oncle que tous peuvent voir sur la grande photo au mur de la petite chambre, celui avec les médailles de guerre qui terrorise particulièrement le garçonnet. Il lui faut avancer dans cette noirceur, marcher dans cette espèce de couloir fuligineux entre sol et plafond où il doit s'engouffrer. Des vapeurs mordicantes lui montent du ventre au cerveau et le paralysent. La suie qu'il doit respirer dans cette atmosphère noirâtre obscurcit toutes ses pensées. Parvenu au tonneau, il tremble de tous ses membres avant d'oser tourner le robinet pour tirer le vin, terrifié par ce qui va en sortir. Un jour, ce fut un vacarme infernal, mille violons se déchainèrent, un autre jour la bonde sur le dessus gicla et des fleurs n'en finirent plus de jaillir pour retomber sur le sol gluant et disparaître aussitôt. Quand vient le moment de prendre délicatement les oeufs dans la saumure, l'eau salée lui cisaille littéralement la main, un jour c'est un poussin éclos, plumes collées qu'il sortit en hurlant. Enfin, quand il a fini de se servir de vin, d'oeufs, de carottes, de tout ce qu'on lui a commandé de rapporter, en remontant le long couloir noir, les voix à l'intérieur des murs, dans son dos, se mettent à gronder, rire et se moquer. Il jour, il n'en sortira pas vivant.

vendredi 15 février 2019

Cartographie 20/ étrange 4 ou cartographie 19 N°4 étrange, Consigne

  CONSIGNE  : Restons dans l'étrange avec Edgar Poë avec quelques extraits proposés:
Edgar Poe: La chute de la maison Usher ( traduit par Baudelaire)
Pendant toute la journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, — mais, au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme. Je dis insupportable, car cette tristesse n’était nullement tempérée par une parcelle de ce sentiment dont l’essence poétique fait presque une volupté, et dont l’âme est généralement saisie en face des images naturelles les plus sombres de la désolation et de la terreur. Je regardais le tableau placé devant moi, et, rien qu’à voir la maison et la perspective caractéristique de ce domaine, — les murs qui avaient froid, — les fenêtres semblables à des yeux distraits, — quelques bouquets de joncs vigoureux, — quelques troncs d’arbres blancs et dépéris, — j’éprouvais cet entier affaissement d’âme, qui, parmi les sensations terrestres, ne peut se mieux comparer qu’à l’arrière-rêverie du mangeur d’opium, — à son navrant retour à la vie journalière, — à l’horrible et lente retraite du voile. C’était une glace au cœur, un abattement, un malaise, — une irrémédiable tristesse de pensée qu’aucun aiguillon de l’imagination ne pouvait raviver ni pousser au grand. Qu’était donc, — je m’arrêtai pour y penser, — qu’était donc ce je ne sais quoi qui m’énervait ainsi en contemplant la Maison Usher ? C’était un mystère tout à fait insoluble, et je ne pouvais pas lutter contre les pensées ténébreuses qui s’amoncelaient sur moi pendant que j’y réfléchissais. Je fus forcé de me rejeter dans cette conclusion peu satisfaisante, qu’il existe des combinaisons d’objets naturels très simples qui ont la puissance de nous affecter de cette sorte, et que l’analyse de cette puissance gît dans des considérations où nous perdrions pied. Il était possible, pensais-je, qu’une simple différence dans l’arrangement des matériaux de la décoration, des détails du tableau, suffit pour modifier, pour annihiler peut-être cette puissance d’impression douloureuse ; et, agissant d’après cette idée, je conduisis mon cheval vers le bord escarpé d’un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile, s’étalait devant le bâtiment ; et je regardai — mais avec un frisson plus pénétrant encore que la première fois — les images répercutées et renversées des joncs grisâtres, des troncs d’arbres sinistres, et des fenêtres semblables à des yeux sans pensée.
Proposition d’écriture:
- choisir une phrase dans le texte de Poë et dans cette phrase un mot ou une expression
- faire 2 colonnes:

Que voit on, imagine lorsqu’ on lit ce mot ou cette expression / images qui surgissent
Ce qui sonne comme le mot entendu: allitération, sons, rimes, lettres...
- à partir de ce qu’on a noté dans ces deux colonnes, écrire des fragments , des bouts de quelque chose que vous insérerez dans un de vos textes déjà écrits pour le gonfler.
- ce travail peut être réalisé plusieurs fois sur des expressions différentes!

vendredi 8 février 2019

Les trois sorcières



Chacun faisait un grand détour pour éviter de passer trop près de cette bicoque maléfique de peur de rencontrer l'une des trois femmes qui y vivaient : une mère au visage plein de kystes du poil incarné que les adultes nommaient « poireau », aux longs cheveux sales pendouillants, laide, méchante, bizarrement accoutrée, une ivrognesse disait-on et plus encore par dégoût de ses deux filles, véritables sorcières malveillantes, maugréant comme des jeteuses de sort, vociférantes, lançant des rires mauvais, en haillons, soulevant leur jupe puante si vous les rencontriez par hasard. Il ne leur manquait que le chaudron et le balai. Vivant à l'écart dans un lieu sauvage, ces femmes étaient maudites pour leur caractère sombre et fantasque, méprisées pour leur alcoolisme. Les enfants les moquaient quand ils les voyaient passer, elles les poursuivaient en fendant l'air de leur bâton. Des vapeurs d'urine et de pets s'échappaient comme d'un chaudron en furie lorsqu'elles soulevaient leurs jupes. Les enfants surtout étaient horrifiés par le mystère de la pestilence de ces émanations, si nauséabondes qu'elles les prenaient à la gorge et leur coupaient le souffle et les jambes. Ils fuyaient comme ils le pouvaient, reprenaient leurs esprits et de loin leur criaient :  « Vapeurs d'horreur ! Outrance et pestilence ! Mystère et boule de gomme ! ». Les trois rétorquaient « Vapeurs pestilencieuses et mystérielles toi même ! ». Ce sur quoi les enfants renchérissaient :  « Fumerolles nauséabondes ! Fosses irrespirables ! Vapeurs ammoniaquées ! Fesses mal lavées ! ». Les trois femmes poursuivaient les mômes fendant l'air de leur bâton, les traitants de farfadets immondes. Quand elles parvenaient à les rattraper, il leur fallait à tout prix tourner la tête, baisser les yeux, inventer n'importe quel stratagème pour ne surtout pas rencontrer leurs terribles yeux sans pensées, leurs regards vides aux éclats de verre plus horribles peut-être que les exhalaisons écoeurantes. Ces yeux de poissons morts, aussi blancs et glauques que le blanc de l'oeuf semblaient ne pas voir, face à la terreur des enfants, elles se mettaient alors à danser, en une sorte de  folle farandole, proférant des paroles rituelles étranges. De toute cette pestilence fétide et de cette horreur suintait une peur grandissante et envahissante. Tout autour de leur maison ce n'étaient que miasmes putrides, humeurs malignes, gaz fétides et infects, puanteurs répugnantes. Parfois, certains voisins devaient passer tout près en rentrant de leurs champs le soir, très nettement ils avaient entendu la jambe de bois du grand-père -celle qui avait remplacé sa jambe perdue pendant la guerre- retentir lourdement sur le plancher, et leur sang s'était glacé car tous avaient assisté à l'enterrement du grand-père. Ou n'était-ce que le bruit de la canne que la vieille utilisait pour monter ses escaliers ? Qu'était-ce comparé aux histoires que racontaient de vieilles gens, toujours à l'affût de l'étrange, comme ces oiseaux de nuit aperçus en plein jour poussant des cris lugubres au-dessus des peupliers jouxtant les champs de la vieille, ou ces nids de chauve-souris qui s'éveillaient et s'envolaient vers le gros cèdre lorsque parfois elle aérait sa chambre en ouvrant ses volets de bois ? Chez elles, nul besoin d'allumettes, disaient certaines langues, d'un vieux feu éteint depuis plusieurs jours jaillissaient spontanément les flammes quand ce n'était pas tout un feu d'artifice qui illuminait leur cuisine. Le pire se produisait à l'automne, si le troupeau de sanglier poursuivi par les chasseurs avait le malheur de se diriger vers la bicoque, on était certain que plus jamais on ne le, envolé, disparu dans un nuage de fumée. Tous, adultes et enfants en rêvaient la nuit, voyaient des jets de vapeur sortir de tous les interstices, empuantir l'atmosphère et anéantir de façon répugnante tous les humains.


lundi 4 février 2019

ETRANGE, étrange # 19 / 3.

     Elle est si petite qu'on la dirait tout  droit sortie d'un magasin de jouets. Plantée en lisière de la forêt, c'est un peu la maison d'Hansel et Gretel du village, la gare de Sembadel. Elle veille sur l'unique voie de chemin de fer qui relie La Chaise-Dieu à Ambert. Elle est la gardienne des nuits et des jours d'une ligne aujourd'hui désaffectée où en lieu et place s'épanouissent dans le plus grand désordre libéré des renoncules, des épilobes , des marguerites effrontées et même le chiendent vorace. Le silence profond qui l'enveloppe a quelque chose d'inquiétant. A tout moment, on imagine voir descendre du vieux wagon en bois échoué dans la prairie la jouxtant, un passager au visage zébré d'une longue cicatrice se tenant le ventre à deux mains. Il ouvre la bouche, aucun son ne s'échappe de ses lèvres bleuâtres; seuls lui répondent le feulement du vent dans les grands sapins noirs et le gargouillis d'une source dissimulée par les hautes herbes.
     La voie ferrée exerce sa ligne de fuite vers la forêt accompagnée de l'achillée millefeuilles qui balance ses corymbes blancs sur les traverses vermoulues. Des anémones chétives nées là par hasard ponctuent la pieraille d'un semblant de couleur. Il devine une touffe de sauge, un bouquet de menthe qu'Hadès avait baptisée Min-tha lui attribuant volontiers un parfum d'enfer.
     Ses yeux papillonnent brûlant d'une fièvre surnaturelle; exténué, le ventre en feu, il laisse traîner ses mains dans les herbes qui le ligotent subrepticement; maintenant c'est au tour de ses sens olfactifs d'être fait prisonniers. Alors il se laisse tomber en travers de la voie, il ferme les yeux et se laisse embarquer pour le plus fabuleux des voyages.
     Il voit les feuilles d'un yohimbé pactiser avec les épilobes; les fruits d'un schinzandra enlacer les anémones tandis qu'une amulette en bois de santal vient se balancer sous ses narines. Des fleurs de pimprenelle laissent perler leur couleur sanguine sur la corolle des marguerites; un peyolt vient déposer sur ses lèvres quelques gouttes de son suc. Il frissonne de plaisir. Son corps se détend. Languide il devient mais la brève caresse des fruits d'un guarana lui agace le visage. Il se sent observé par leurs billes noires et perçantes et le miracle se produit, sa fatigue et ses douleurs s'envolent. Il devine plus qu'il ne le sent le froid de la nuit qui tombe. Il devrait ouvrir les yeux. Il ne le fait pas. Il veut savourer, savourer les baies d'acérola qui glissent dans sa gorge; savourer le philtre d'amour préparé dans les écorces d'un vieux sassafras. Ses contours encore flous, il sait. Il sait maintenant qu'il est le chaman de la forêt et celui de la lune bleutée.